Le lesbianisme politique et l'asexualité
Dans son livre "Bi" , l'autrice Shiri Eisner parle dans le chapitre 4 rapidement des théories politiques autour du lesbianisme, notamment de Monique Wittig. Elle pointe notamment la conception wittigienne de la lesbienne comme n'étant pas une femme (les groupes H/F étant vu comme des classes politiques), et n'étant pas non plus un homme. Il y a sans doute eu plein de choses à dire sur ça, mais j'aimerais pointer une omission dans le discours sur ce point.
Traditionnellement, les lesbiennes (en tant que groupe politique) se positionnent comme des résistantes au patriarcat de part le fait de relationner entre femmes. Je précise que je n'ai pas lu ce texte de Wittig, et que même si je l'avais lu, je ne suis pas sur d'en piger la subtilité. Il est possible que mon argument tombe à l'eau, mais j'ai vu l'argumentaire repris suffisamment de fois pour voir qu'indépendamment du texte de base, ses idées sont comprises d'une certaine façon par une partie de la société.
Donc le détail important est que ce qui va rendre le lesbianisme révolutionnaire n'est pas exactement d'avoir des relations entre femmes, mais surtout de ne pas en avoir avec des hommes. Et la subtilité est dans le détail. Car si c'est le fait d'avoir des relations entre femmes qui est le point de résistance, alors les femmes bisexuelles devraient aussi être incluses dans ces mouvements politiques de façon inconditionnelle. Un tour rapide sur Twitter permet en général de voir que ce n'est pas souvent le cas, et ce n'est pas que sur les réseaux sociaux.
Alors du coup, il ne reste que l'autre possibilité, à savoir ne pas avoir de relations avec des hommes, en remettant ça dans les termes de l'époque (et donc en retirant les questions de non binarité et de transidentité).
C'est la conception défendue par notamment par Alice Coffin qui va expliquer sur les plateaux télés que le fait de ne pas avoir de mari dans sa vie lui évite tout une classe de problèmes (un point globalement contestestable et qui à mon avis mérite beaucoup plus de nuance, mais je reviendrais à un autre moment sur ça).
Mais si la résistance découle de l'absence de relation, où se place les femmes asexuelles dans ce discours ?
Et pourquoi, si c'est le fait d'éviter des relations avec les hommes qui comptent plus que d'en avoir avec des femmes, c'est ce dernier qui est mis en avant plus que le premier ?
Je pense qu'il y a plusieurs raisons. Alors bien que les situations des gens sont bien plus diverses que ce que je vais proposer (des lesbiennes mariées avec des hommes, ça existe, des personnes asexuelles en couple également), je vais simplifier l'exemple en prenant l'axiome de base que les gens sont toujours en couple avec 1 personne en cohérence avec leurs attirances. Tout comme on fait les calculs de physiques en oubliant les forces de frottement et tout les détails compliqués, je vais donner des exemples simplifiés purement théoriques, vu que la réalité peut être différente.
La première est que l'asexualité en tant qu'orientation sexuelle est encore plus difficile à montrer que la bisexualité, car il faut montrer quelque chose qui n'est pas la. Bien qu'existant sans doute depuis toujours, les mots pour en parler de façon non pathologisante sont assez récents. L'existence de tout un spectre affilié (asexuel, demisexuel, greysexual, etc) ainsi que la distinction avec le romantisme (asexualité, aromantisme) n'aide pas à mon avis à avoir un discours politique. Sa non lisibilité sociale fait qu'il est difficile d'inclure ça dans une théorie, surtout que ce qui se passe (ou pas) dans une chambre à coucher est en général dans le domaine du privé.
La seconde est que l'asexualité va être perçu comme étant à l'opposé du concept de couple. Comme expliqué plus haut, ce n'est pas du tout le cas dans la réalité ni maintenant, ni avant, mais c'est le genre d'arrangement qui serait le plus compatible avec le fait pour une femme d'éviter les problèmes liés aux hommes. Mais ne pas être en couple est un état compatible avec toutes les orientations sexuelles, et c'est aussi le seul état acceptable par l'Église catholique pour les personnes gays et lesbiennes. De facto, pour une partie de la communauté LGBT, c'est automatiquement louche (et à juste titre).
Et troisièmement, une alliance entre femmes lesbiennes et femmes asexuelles serait politiquement un souci. Bien que leur vécu soit semblable (comme j'ai pu le lire une fois sur Twitter, mais je n'ai pas noté qui l'a dit) vu qu'une lesbienne va voir qu'elle n'a pas d'attirance sexuelle pour les hommes tout comme une femme asexuelle, les premières essayent en général par contre de montrer que leur relations sont vraies et valables, au point de donner parfois des remarques bizarres. Par exemple, en écoutant ce podcast d'Arte Radio, j'ai pu entendre une activiste LGBTQ+ tunisienne trouver anormal que les relations entre femmes ne soient pas condamnées par la loi tunisienne au même titre que les relations entre hommes. Une de mes relations m'a fait un jour la même remarque vis à vis du Japon médiéval. Et j'ai aussi vu ce genre d'idées au musée de l'Homosexualité à Berlin, notamment dans la salle dédiée à la question des camps de concentration, car la majorité des lesbiennes/bies ayant été envoyée là-bas l'ont été pour d'autres raisons que leurs relations avec des femmes. Et donc, face à une envie de visibilité au point de regretter de ne pas être assez puni, une alliance politique avec des personnes qui disent "Je n'éprouve pas d'attirances sexuelles" semble difficilement envisageable.
Et je parle des lesbiennes ici car le passage du livre m'a fait pensé à ça, mais une partie du raisonnement s'applique aussi aux hommes gays, aux personnes bies, aux hétéros et autres.
Par exemple, le second point va s'appliquer d'autant plus aux hommes gays/bis que c'est exactement ce qui est mis en avant via le mouvement ex-gay via des personnalités comme Phillipe Arino ou Milo Yiannopoulos. Un discours disant "on veut nous interdire d'aimer" suivi de "on est pas obligé d'aimer" va être assez contradictoire.
De même, la masculinité (indépendamment de l'orientation) étant aussi perçu comme lié aux prouesses sexuelles, les hommes gays/bis cherchent parfois à surcompenser leur masculinité. Dans un système patriarcal comme le nôtre, être gay/bi ou perçu comme tel, ce n'est pas loin d'être perçu comme être une femme, c'est à dire quelqu'un d'inférieur dans le dit système. Donc de la même façon que les lesbiennes s'époumonent à rendre visible leurs relations, les hommes gays veulent montrer qu'ils ne sont pas moins des hommes que les autres, et c'est sans doute aussi une cause de la misogynie qu'une de mes partenaires a constaté en travaillant dans une ONG.
La prochaine fois que les questions de la présence des personnes asexuelles lors de la marché des fiertés ou dans la communauté LGBTQ+ se poseront, j'espère que mes arguments, à défaut d'être justes, seront utiles pour élargir les discussions.