Au sujet des TERFs
Le 23 août 2022, le centre LGBTQI+ de Paris a publié un communiqué de presse condamnant la publication d'une lettre intitulée "Le sort des femmes lesbiennes dans la communauté LGBT", lettre ayant été envoyé à notre première ministre. Et c'est en réfléchissant à la réponse que j'ai fini par mettre le doigt sur ce qui me dérange dans les réponses qu'on fait en général aux TERFs.
On va d'abord revoir les bases, à savoir ce que sont les TERFs. Les TERFs, qui se désignent aussi sous le nom de GC (Gender Critical), désignent les personnes qui adhérent à un courant de pensée opposé aux idées de la théorie du genre, également appelé la théorie queer. Ce sont donc des personnes qui vont s'opposer à l'idée que le genre est une construction sociale, et qui vont donc avoir des vues qu'on qualifie d'essentialisante (voir de bio-essentialisante) concernant les rapports de genre. Pour simplifier fortement, ce sont les personnes qui vont défendre l'idée que ce qui fait une femme, c'est ses chromosomes, et que tout découle de ça, à commencer par des caractéristiques naturelles et propres à leur nature comme être naturellement plus porté sur le soin aux autres, etc.
C'est une grosse simplification de leurs vues qui découlent elles mêmes d'une grosse simplification de la biologie, car la nature est plus complexe. Les chromosomes XX et XY ne sont pas les uniques variations possibles, il existe des personnes avec du XXY, du XXX et autres. Mais en plus, certains gènes ailleurs vont annuler l'expression de certaines hormones, ce qui fait qu'un individu peut être né en XY (donc traditionnellement mâle), mais être insensible aux androgènes et donc voir son corps se développer comme un individu né en XX (donc traditionnellement femelle). De même, suivant le niveau de production des hormones, les caractéristiques sexuelles secondaires et primaires peuvent se développer différemment. Les personnes intersexuées1 existent depuis toujours et dans sans doute la plupart des espèces.
Mais au delà de la biologie, la sociologie et l'anthropologie vont aussi montrer que la division H/F à l'occidental, c'est une construction sociale car il n'y a pas de constante à ce niveau dans les différentes cultures et les époques étudiées. Les questions de genre, c'est compliqué, et je pense ne rien dire de controversé en l'affirmant.
Par contre, là où ça commence à devenir controversé, c'est la question de la relation avec le féminisme. Car oui, le F de TERF, c'est pour "feminist", l'acronyme complet étant Trans Exclusive Radical Feminist. J'ai lu ici et là que parfois, on va dire "TER" pour retirer le F, parfois on remplace ça par FART. L'idée sous-jacente étant que comme le féminisme est une bonne chose, et que les TERFs ne le sont pas, alors elles ne peuvent pas être féministes.
Toutefois, la prémisse de base de cette simplification est fausse car il existe tout un tas de formes de féminismes plus ou moins problématiques comme le concept de féminisme blanc, les questions de féminisme corporate, etc. Dans la mesure ou la critique du féminisme est envisageable en 2022, alors l'idée que le féminisme soit fondamentalement intouchable ne l'est plus vraiment.
C'est aussi faux parce que même si de nos jours, on considère que TERF va désigner plus que des féministes et va couvrir divers formes de transphobie sous le couvert de féminisme, le mouvement a ses racines dans les écrits de certaines penseuses du mouvement féministe comme Mary Daly et Janice Raymond aux USA, ou plus récemment en France, Christine Delphy2.
Et là où ça devient encore plus controversé, c'est de voir que les penseuses originelles du mouvement sont aussi lesbiennes. Bien sûr, toutes les lesbiennes ne sont pas des TERFs, très loin de là, et toutes les TERFs ne sont pas lesbiennes, ni même des femmes. Mais quand on regarde les incidents célèbres historiques, c'est assez souvent dans des contextes de non mixité et de lesbianisme.
L'histoire de Sandy Stone en 1978 s'est déroulé dans le cadre d'Olivia Record, un label de musique non mixte et les accusations envers elle tournaient autour de son "énergie masculine". Les controverses autour du Women Michigan Festival étaient aussi dans un cadre de non mixité. Et on peut même revenir plus loin dans le temps, comme à Berlin au 19ème siècle. Dans son livre Les homosexuels de Berlin, Magnus Hirschfeld mentionne à la page 64 de l'édition française que les bals entre uraniennes (i.e., les femmes qui aiment les femmes) sont interdit aux "hommes authentiques". Il n'est pas détaillé ce que ça recouvre, mais on comprends dans le livre que ça concerne le sexe biologique et dans le contexte du passage, il me semble clair que ces bals sont ouverts à ce qu'on appellerais de nos jours des hommes trans, et aux femmes cis.
L'origine des théories des TERFs est un sujet de discussion assez compliqué. Par exemple, Ky Schevers pense que la spiritualité et la chrétienté ont largement influencé la pensée des TERFs, citant les études théologiques de Mary Daly et Janice Raymond. C'est une hypothèse intéressante dans la mesure ou elle colle pas mal avec l'idée du féminin sacrée qui était en vogue pendant les années 1970.
Les animateurs du podcast Blood and Terf vont plutôt relier l'idéologie à une certaine vision de la bourgeoisie et sa fétichisation de l'innocence infantile. Et les épisodes suivants vont aussi parler du lien entre les mouvements antivaxx et les TERFs via l'extrême droite et l'antisémitisme, et j'ai déjà parlé du lien entre l'anti-judaisme et les divers discriminations envers les personnes queers.
Pour ma part, j'ai une hypothèse encore plus simple et largement plus controversée. Une qui va faire qu'on va enfin m'envoyer des mails pour me dire que j'ai tort, une qui va me propulser sur la scéne internationale des réseaux sociaux.
Le coeur de la philosophie des TERFs, c'est simplement de la misandrie. Le mot est lâché, et je vais maintenant devoir le défendre.
Pour commencer, je vais simplement regarder sur ce que disent les TERFs, comme par exemple l'accusation d'énergie masculine. Les exemples historiques de transphobie concernent surtout des femmes trans, parce qu'elles sont considérés par les TERFs comme des hommes, et donc non désirable dans certains endroits de part leur non mixité. On peut constater que la majorité des discussions portent sur les femmes trans, et les hommes trans sont en général infantilisés, vus comme confus en plus d'être invisibilisés de maniére générale.
La question de la misandrie est aussi congruente avec les théories politiques concernant le séparatisme lesbien, et c'est sans doute aussi pour ça que l'idéologie a émergé dans ce milieu (et semble convaincre). Le communiqué de presse en début d'article parle de l'exclusion d'une bénévole qui anime le Vendredi des Femmes, un atelier en non mixité, et la lettre en question parle du sort des lesbiennes. En France, sur Nantes, quand on parle de groupes de TERFs, on cite 44 vilaines filles et le chapitre local d'OLF, soit une association pour lesbiennes, et une association abolitionniste (et qui trouve le moyen de parler de TdS sans parler de personnes trans).
La misandrie est aussi compatible avec l'idée que "les hommes, tous des violeurs", qui est une simplification des théories féministes (tout comme les TERFs simplifient la biologie). C'est aussi une position parfaitement compatible avec les théories d'extrême droite vu que ça va renforcer l'idée que les étrangers sont dangereux, et flatter la virilité du mâle moyen. Et comme le TERFisme s'appuie sur une biologie simplifiée, c'est aussi compatible avec les théories issues du racisme scientifique qui trainent dans les milieux de fachos.
L'idée que la misandrie soit au coeur du TERFisme permet aussi d'expliquer que ça soit si difficile à le combattre. Je voudrais bien dire que je pense que la majorité des féministes ne sont pas misandre mais en fait, je ne sais pas à quoi ça ressemblerais exactement d'avoir un féminisme résolument non misandre. Indépendamment de mon incapacité à imaginer, je peux par contre voir des traces de ce qu'un féminisme résolument misandre donnerais, que ça soit via la polémique autour du titre3 du livre de Pauline Harmange "Moi les hommes, je les déteste", le mantra régulièrement repris de "men are trash" ou certaines sorties médiatiques d'Alice Coffin4. Par cela, je ne veux pas dire que c'est misandre, mais que si un courant de pensée misandre venait à exister, ça ressemblerais à ça en beaucoup plus virulant.
Et d'ailleurs, c'est un des points qui m'a le plus marqué dans la lecture de Transfuge de sexe, c'est que les personnes AMAB transitionnent pour devenir des femmes trans, alors que les personnes AFAB vont plus souvent transitionner pour s'affirmer comme personnes non binaires et ont souvent un vécu de lesbiennes5. Le livre ne parle que du milieu militant queer/féministe, donc je ne pense pas qu'on puisse généraliser, mais c'est précisement le milieu ou les TERFs semblent apparaitre.
Bien sûr, dire que des lesbiennes sont misandres est digne du Figaro et renvoie à un imaginaire essentialisant de masculiniste. Et quand je propose l'hypothèse que les idées des TERFs sont un produit d'une forme de misandrie, je tiens à préciser que ça ne veut pas dire que la misandrie est une institution sociétale au même niveau que la mysoginie. C'est un petit peu comme le concept de bounty. Le terme renvoie à une dévalorisation localisé à une communauté spécifique du fait de se comporter comme un blanc, mais ça n'est pas du tout au niveau de la dévalorisation constante que les personnes noires subissent, même si je comprends la logique qui fait qu'on puisse y voir une forme de miroir.
Mais le concept de misandrie existe, il y a des groupes sociaux pour qui il est, à tort ou à raison, socialement accepté et/ou encouragé de détester les hommes. Et si on prends ça comme un des principes fondateurs (ou presque) des idées des TERFs, et qu'il faut combattre les TERFs, pourquoi est ce que la question de la misandrie ne vient jamais sur le tapis ?
J'ai le sentiment que quand on présente le souci des TERFs uniquement sous la question de la transphobie, on ne s'attaque pas à la base de leurs idées. Pour moi, c'est comme dire que le souci des frontières, c'est leur placement plus que leur existence. Les féministes non TERFs et TERFs sont visiblement d'accord sur l'existence d'une différence H/F, leur désaccord semble porter uniquement sur l'endroit ou placer la frontière.
C'est un problème sans doute impossible à régler dans le féminisme classique. En effet, toute la théorie féministe dépend de l'existence de cette différence homme/femme. Il me semble impossible de parler d'un système de domination (e.g. patriarcal) sans avoir un dominant (e.g. les hommes), et un dominé (e.g. les femmes). De même, il est impossible de parler de transition sans avoir un groupe de départ et un groupe d'arrivée. Il existe des courants voulant abolir le genre (et pas juste le concept de genre) dont j'ai découvert l'existence, mais il me parait assez évident qu'on ne peut pas utiliser le genre comme outil d'analyse pour s'abolir lui même. Et comme le souligne la page de RationalWiki, l'émergence du traitement différencié dans le genre venant en partie de différences biologiques, l'abolition ne suffit pas à éviter que ça revienne (sauf à changer la biologie en profondeur, ce qui reste de la science fiction pour le moment).
Et pourtant, il faut sans doute faire quelque chose. L'analyse que j'ai proposé pour les TERFs n'est qu'un exemple, et je suis tombé sur un article d'une féministe qui pointe que des groupes féministes n'ont aucun souci à faire preuve de violence envers les mecs cis et que c'est une reproduction de la violence sur laquelle les groupes féministes devraient se pencher si on veut justement éviter la violence. Et elle pointe plus haut que le jugement porté sur le traditionnel mec-blanc-cis-hetero sert aussi d'exemple de ce qui pourrait arriver aux membres du groupe qui vont dévier et ne pas être "safe". L'effet direct de faire un exemple aboutit à une réduction de prise de risques, et rend certains abus plus faciles.
De même, ce texte dessine en pointillé une dynamique ou les personnes masculines (mec trans, butch) sont perçues comme trop masculines, donc agresseuses, avec des effets délétères sur ces personnes. C'est encore une fois un exemple de renforcement des comportements genrés par l'essentialisation qui apparaît lors qu'on se focalise sur les personnes et qu'on simplifie les discours.
Je ne prétend pas avoir la légitimité de dire comment les autres doivent s'organiser, et soyons lucides, je n'ai pas non plus l'audience pour avoir la moindre influence. J'ai aussi conscience que c'est une tâche sans doute impossible. Je sais pertinemment que des acteurs anti-féministes vont exploiter tout ce qui est exploitable dans les lignes de failles entre féministe comme le souligne Stéphanie Lamy. Je constate bien que les nuances dans les propos rendent la communication plus lente (et je suis sur que quelqu'un l'a exprimé mieux que moi depuis longtemps). Après tout, un slogan va plus rapidement se transmettre qu'un traité de 200 pages, car plus facile à répéter et à comprendre. Et bien sûr, je comprends que l'émergence d'une forme de misandrie n'est que le reflet des vécus par une part de la population, et ce ne sont pas des beaux principes théoriques sur les impacts des réactions qui vont changer cette dynamique.
Mais comme l'a dit Audrey Lorde, les outils du maître ne vont pas démonter la maison du maître. Bien sûr, comme toute les citations, on peut lui faire dire tout et n'importe quoi, mais je pense que ça s'applique ici (ou que ça devrait). Donc comment peut on combattre le patriarcat en s'appuyant sur un de ses piliers, à savoir la différence H/F ?
Ou intersexes, ou DSD, ou autre, je suis perdu dans la terminologie du jour.
Comme on peut voir sur son blog, mais pas sur Wikipedia, si prompt à positionner les fachos comme tel d'habitude.
Je sais que le livre est plus subtile que le titre. Mon point est surtout que l'idée est intelligible et défendable, vu que ça a été défendu.
Sorties qui sont sans doute largement calculées pour faire le buzz, la politique étant ce qu'elle est, elle a raison d'en profiter.
Ce qui colle avec la citation bien connu de Wittig: "Les lesbiennes ne sont pas des femmes."