Manic Pixie Dream Bi

The Bi Ghost in the Shell

Il y a quelques semaines, on m'a offert le tome I du manga Ghost in the Shell aux éditions Glénat1 pour mon anniversaire. J'ai d'abord été assez surpris de voir que tout comme Nausicaä, le manga est assez différent de l'animé. Mais plus que tout, j'ai été surpris de voir que l'héroïne est bisexuelle dans cette version au contraire de l'animé. Et pour aller plus loin, je pense même ipouvoir affirmer que c'est l'incarnation matérielle de ce qu'être queer pourrait être d'un certain point de vue académique.

La bisexualité de l'héroïne, le major Motoko Kusanagi, n'est pas apparente dans la version française car deux pages ont été retirées de l'édition au début du chapitre 3, Junk Jungle.

Dans ce chapitre, on voit Batou, un collègue du major, tenter de contacter cette dernière. Comme ce sont tout les deux des cyborgs, ils peuvent plus ou moins partager des pensées et/ou des sensations, et Batou est choqué par le contact au point de se frapper au moment de la connexion.

Dans la version que je possède, Motoko est vu sautant sur un yacht (dans le cyberespace) avec 2 amies, puis elles sont couchées toutes les 3 sur un oreiller géant. Batou a la nausée, demande si Motoko a pris de la drogue. Motoko indique à ses 2 amies qu'elle doit partir pour le boulot, et prends avec elle un égalisateur dont l'usage n'est pas expliqué, et c'est tout.

Dans la version non censurée, ce n'est pas de la drogue, c'est un plan à 3 entre femmes. On peut trouver des scans sur le web où c'est assez explicite, et c'est même mis dans les notes qui parlent de la complexité d'un acte sexuel informatisé et de la quantité d'information impliquée, etc. L'auteur parle du coté multisensoriel d'une bonne partie de jambe en l'air, et une des femmes explique que l'égalisateur permet de repouser les limites de sensations entre les 3 cyborgs, et que c'est un appareil expérimental programmé par une des participantes.

On comprends aussi que l'enregistrement de ce genre d'acte est interdit, et que de l'argent est impliqué dans l'affaire. Le manga ne rentre pas en détails sur ça, même si ça pourrait être un commentaire intéressant sur la question de la marchandisation du sexe, du salaire des forces spéciales ou du salaire d'une programmeuse capable de créer un outil qui multiplie les sensations.

Sans savoir que la version était censurée, j'avais trouvé ce passage louche en me disant qu'il y a un sous texte intéressant, mais que c'était sans doute mon imagination. C'est en cherchant sur le web pour savoir si Motoko Kusanagi était bie que j'ai eu ma réponse, preuve que mon instinct était correct. La censure a fait un peu de bruit , et je pense que si ça avait été du sexe entre 2 hommes, la réaction aurait été différente. Il est d'ailleurs intéressant que les premières versions ont été censurées pour ne pas être classées comme livres pour adulte, et que par la suite, c'est l'auteur qui a refait des planches pour s'éviter des emmerdements futures.

On découvre au chapitre 8 que Motoko a un petit ami avec qui elle "fait du bruit" le soir, sous entendu, s'envoie en l'air. Batou note qu'ils sont ensemble depuis 7 mois et que c'est un record. Et si on suit la chronologie, on peut aussi noter qu'elle est en relation avec ses "amies" pendant ce temps. Je suppose que tout comme les jeux Zelda, ce n'est pas la continuité exacte qui compte.

Dans le dernier chapitre, Batou évoque les "girl-friends" de Motoko dans la version en anglais, et parle d'amis au masculin dans la version française. Je ne parle pas assez japonais pour savoir si la traduction anglaise est la bonne ou pas, sachant que le japonais n'a pas vraiment de genre grammatical.

Dans le film de 1995, il n'y a rien de tout ça car quelques chapitres servent de base à l'histoire. Dans le manga, il y a beaucoup moins de discussions sur ce qui est humain ou pas, et plus sur des thèmes classiques autour de la police, de la politique, de la diplomatie. C'est presque plus proche d'une histoire d'espionnage que d'une histoire de SF philosophique, même si l'auteur explore aussi ce genre de questions. Il y a par exemple le chapitre 6 où on comprends que des jeunes philippines sont enlevées pour être transférées dans des robots à usage bien spécifique (sous entendu, sexuel) après avoir été droguée. Il y a des batailles entre les unités de la police au chapitre 8, des affaires de lavages de cerveaux du gouvernement plus tôt dans le manga. Et je suis sur que dans le contexte d'un Japon démilitarisé, il y a sans doute un angle d'analyse à avoir sur la question géopolitique notament l'évocation d'une 4ème guerre mondiale.

Dans les divers séries adaptées du manga, des gens sur le web semblent dire qu'il y a aussi des passages douteux vis à vis de la sexualité du major. Et dans le film de 2017, la version live action avec Scarlett Johansson, je me suis d'abord dit que si il y avait le moindre passage vaguement queer, j'en aurais entendu parler à cause du scandale que ça aurait fait. Un scandale soit parce que ça n'était pas dans l'"original" (comprendre le film de 1995), soit parce que les producteurs auraient fait du bruit sur l'inclusivité tandis qu'on aurait découvert en voyant le film que Motoko regarde ses messages pendant 5 secondes avec 3 ❤️ et un nom vaguement féminin, preuve sans contexte qu'elle serait en couple avec une femme dans un passage qu'on peut couper pour certains marchés. Mais je n'ai rien entendu, donc j'ai supposé qu'il n'y avait rien.

Et j'avais tort, car si je n'ai rien entendu sur la question du queerbaiting, c'est parce qu'il y a eu un scandale plus gros sur le fait d'avoir Scarlett Johansson qui joue le rôle d'un personnage manifestement japonais. Mais en cherchant sur le sujet, Pink News avait écrit un article qui résume la situation. Spoiler alert, le major ne couche pas avec la prostituée, elle se contente de la toucher. Je ne dirait pas plus sur le film parce que même si il est joli, c'est quand même une histoire relativement classique avec le personnage principal qui cherche son passé face à une entreprise privée corrompue et avec le soutien de son équipe. Il y a sans doute à dire sur les détails et autres easter eggs (comme la femme trans dans les toilettes du bar à 29 minutes), mais c'est pas mon but aujourd'hui.

Donc maintenant que la sexualité du major est établie, j'aimerais quand même me poser la question du pourquoi. Même si le Japon est puribond d'une manière différente des États-Unis, je note qu'on peut retirer ça du manga et des films sans trop changer de choses (et que du coup, le test de Dumbledore peut s'appliquer).

Je vois plusieurs axes d'exploration possibles. Le premier, et c'est celui qui est documenté, c'est que l'auteur ne voulait pas dessiner des corps d'hommes. Il aurait pu établir Motoko comme purement hétérosexuelle via une scène de cybersexe avec un homme, mais il ne l'a pas fait, car il n'aime pas dessiner ça.

Une autre axe possible est de se dire que le personnage de Motoko, tout comme celui d'Ellen Ripley dans Alien, est un personnage qui a été écrit avec un rôle masculin au début en tête, mais qui a changé vers la fin. Si on examine l'idée de la cyber union entre Motoko et le marionnettiste1, on voit que c'est Motoko qui porte leur enfant en elle ce qui en fait de-facto une femme. Si tout le manga tend vers ça, alors ça n'aurait pas pu être un homme sans rendre la symbolique plus confuse.

J'ai lu sur un forum une remarque pleine de bon sens, à savoir que le choix du marionnettiste d'utiliser un corps féminin pour s'incarner, séduire le major et s'unir à elle pour créer un nouvelle être (une métaphore quand même assez flagrante de la reproduction humaine) est un signe de la sexualité de Motoko2. Mais ça donne aussi un argument de plus en faveur de l'hypothèse comme quoi le personnage de Motoko était prévu pour être un homme.

Et le corps de Motoko à la fin du dernier chapitre est un corps masculin, elle le dit explicitement, mais qui ne semble visuellement pas masculin. On retrouve la figure du bishōnen androgyne comme dans Cyber City Oedo 8083, voir même ce qu'on qualifierait presque de non binaire de nos jours. Ou d'hermaphrodite si on est un biologiste en 2023. Ou de bisexuel si on est un biologiste en 1903.

Un troisième axe est que l'auteur voulait faire en sorte que Motoko soit vu comme un être sexuellement actif. Dans l'optique de l'exploration de ce qui est humain ou pas, l'évocation de sa sexualité va placer le major comme résolument humaine. La question de savoir exactement ce qui est biologique chez Motoko n'est d'ailleurs jamais résolu. Par exemple, au début du chapitre 2 dans la version anglaise, elle dit qu'elle a ses règles (là où quelqu'un dit "elle a ses règles" dans la version française, ce qui devient une remarque sexiste au lieu d'être une affirmation de la part de Motoko). À la fin, Batou parle également d'enfants dans une egg bank (en version anglaise) et d'une banque d'ovule (en version française).

Donc dans cette itération de l'univers fictif, elle avait encore des fonctions biologiques alors qu'il est établi qu'elle est quasiment 100% cyborg suite à un crash d'avion dans l'animé. Et ceci explique sans doute le virage vers le questionnement de son humanité dans la suite des productions. C'est une question philosophique beaucoup plus universelle que les questions vis à vis de la place du Japon et la corruption de ses élites, un changement qui correspond sans doute à l'élargissement international de l'audience visé.

C'est d'ailleurs un point qui est curieusement effacé dans les discours autour du manga. Les enquêtes où Motoko intervient sont sur des hommes d'affaires véreux, des politiciens corrompus, des rivalités entre services, et parfois, des terroristes et des services secrets. On retrouve rarement des individus lambdas qui agissent seul hors d'un cadre institutionnel. C'est sans doute un reflet du Japon des années fin 80/début 90 où les scandales ont fini par entraîner des réformes politiques majeurs en 19944. On voit auss que la Section 9 n'est pas trés attaché à la loi. Motoko se rebelle contre son chef et le chef de son chef. Elle ne suit pas les directives qu'on lui donne, Batou vole des voitures à intervalles réguliers, et donne même de l'huile organique à ses robots, ce qui est contraire aux procédures de sécurité.

C'est peut être aussi le reflet des interrogations de l'auteur. Le film Appleseed de 2004, tiré d'une licence du même auteur, tourne aussi autour de la corruption gouvernementale. Si je me souvient bien de l'histoire, un conseil de sage manipule Gaia, un super ordinateur servant de métaphore à l'administration, et cherche à détruire l'humanité. La question de l'opposition entre modernité et tradition semble être une interrogation importante dans l'imaginaire japonais, et c'est aussi un des thèmes de ce film.

Finalement, un quatrième et dernier axe serait de regarder les conditions matérielles autour du manga. La scène est au chapitre 3, soit relativement au début de la série. On peut donc partir sur l'hypothèse d'un façon d'augmenter les ventes, une variation de la censure préparée qu'on voit parfois. On peut voir que Motoko est dans une pose bien plus subjective sur la couverture du 4ème tome, et ce n'est sans doute pas un hasard surtout qu'elle est totalement habillée dans les 3 couvertures précédentes. Comme quoi, la série Game of Thrones n'a rien inventé à ce niveau là. Et pour l'anecdote, j'ai appris que l'auteur a élargi ses horizons artistiques en créant directement Galgrease, une série de mangas érotiques.

Un autre point intéressant est que la question du travail du sexe est retiré de toutes les discussions que j'ai vu. Il n'y a pas que les 2 pages censurées qui évoque le sujet, mais aussi le chapitre Megatech Machine 2, où Motoko et l'infirmière semble se connaître. Elles vont manger ensemble après la garde de cette derniére, et parlent de l'épiderme du cyborg en cours de création, et comment elle va pouvoir ressentir des sensations exceptionnelles. L'infirmière rajoute aussi qu'elles vont pouvoir monopoliser le marché et se faire de l'argent. La question des parties génitales est explicite dans le texte, et c'est la seule explication à la blague en fin de chapitre sur le télencéphale.

L'usage du matériel professionnel (à savoir le cyborg fourni par le gouvernement) pour faire quelque chose d'illégal illustre finalement bien la dualité au coeur du personnage. Motoko n'est pas totalement humaine, mais pas totalement une machine. Elle respecte la vie, mais n'hésite pas à tuer de sang froid, voir à se venger des tortures. Elle suit les procédures, mais pas tout le temps. Elle est flic et criminelle. Et elle est aussi d'un coté hétérosexuelle monogame tout en étant à coté de ça polyamoureuse et bisexuelle, tout en exhibant des comportements masculins sans renoncer à sa féminité (tout comme Alya dans Chrono Trigger5).

Et c'est parce qu'elle brouille la frontière entre tout ces dualismes que c'est un personnage profondément queer.

Il y a bien sûr d'autres lectures possibles. Par exemple, est ce que le marionnettiste est une forme de divinité ? Dans Comte Zéro de William Gibson, sorti en 1986 au Canada et au Japon en 1987, on retrouve le thème des divinités voudous sous forme d'IA dans le cyberespace. Vu que Gibson vit à Vancouver, vu le techno-orientalisme de son oeuvre à l'époque, vu la population asiatique de Vancouver, il n'est pas étonnant de voir que l'ouvrage est sorti au Japon assez vite. La version allemande est sorti en 1988, la version espagnol en 1990, et la française en 1986, probablement à cause du Québec. Donc il y a sans doute eu une influence à ce niveau la, mais c'est une discussion pour une autre jour.

Si je commence à demander si Motoko est une forme de prophéte christique qui se sacrifie pour que l'humanité évolue en s'incarnant dans un corps androgyne, puis que je commence à discutter du syncrétisme religieux au Japon, je pense que je ne finirais jamais l'article.

Je vais donc m'arreter là, et m'atteler à trouver les autres mangas et voir les séries par acquis de conscience.

6

Je sais pas si je devrais le conseiller vu qu'il y a quelques fautes de traduction par rapport à la version anglaise.

1

Et ça expliquerait la présence du passage sur le yacht qui en devient un signe annonciateur de la métaphore.

2

Batou fait d'ailleurs une blague vers la fin du manga quand Motoko se connecte au marionnettiste, en disant "T'inquiéte, je m'occupe bien de la contraception".

3

Un anime de 1990 assez intéressant qui revisite discrètement des thèmes du fantastique (vampire, créature de Frankenstein, poltergeist) à la sauce cyberpunk.

5

Et dans une moindre mesure, Robo dans le même jeu, sachant que les deux oeuvres datent de la même époque.