Manic Pixie Dream Bi

L'impact de la biphobie passive

Quand on s'intéresse à la question de la bisexualité, on va souvent entendre parler de la biphobie. J'ai lu des tonnes de choses, et j'ai aussi écrit sur le sujet, mais j'ai toujours trouvé l'usage du terme biphobie un peu trop abstrait. Heureusement, grâce à la magie des films en streaming, je vais pouvoir illustrer la question de façon plus détaillé aujourd'hui.

Il y a quelque temps, j'ai regardé Love or Whatever, une comédie de 2012 qui raconte l'histoire de Corey. Au début du film, il quitte son petit copain après avoir découvert que celui ci l'a trompé avec une femme, et finalement se mets en couple avec un nouveau mec, Pete. D'un coté, j'ai bien aimé le film, il est relativement drôle et on évite les poncifs tristes de la personne dans le placard. Le passage où il a 3 rencards, à défaut de réalisme, est assez hilarant.

De l'autre, l'histoire démarre parce qu'un mec qu'on pense gay se découvre bisexuel, et c'est assez problématique. C'est problématique parce que le personnage ne se dit pas "bi", mais "flexosexuel". C'est problématique parce qu'il trompe Corey avec une femme, Melissa, mais aussi parce qu'il trompe Melissa avec Corey par la suite. Et c'est problématique parce que Corey fait preuve d'une biphobie assez appuyé à ce moment du film. Et ça ne s'arrête pas à ça, vu qu'il continue par la suite quand il croise Pete, a qui il demande si il est vraiment gay (sous entendu, pas bi).

La réalisatrice et scénariste, Rosser Goodman, a expliqué dans une interview qu'elle voulait un script le plus inclusif possible, et c'est pour ça il y a un arc pour une lesbienne (Kelsey et son harem), un arc pour un mec gay (Corey) et un arc pour un bisexuel (Jon). Alors oui, sur le papier, ça coche les bonnes cases, mais en pratique, ça me fait grincer des dents.

Il y a sans doute des choses à dire sur le personnage de Kelsey, mais je ne m'estime pas assez compétent pour donner mon avis, donc je vais me pencher sur le personnage de Jon.

Le mec qui se découvre bi puis se fait pourrir par son copain gay, c'est un trope narratif qui me semble courant. Par exemple, c'est plus ou moins celui de J'ai 2 amours. Mais contrairement à la mini-série d'Arte, personne ne va dire à Corey qu'il est biphobe, et l'histoire ne fait pas grand chose pour réhabiliter Jon. On le voit voler les fleurs que Pete a laissé afin de tirer un coup avec Corey, acte ayant comme conséquence une rupture (temporaire) avec Pete. On ne se focalise pas sur sa vision des choses ou ses angoisses, on sait juste qu'il est un peu petit, qu'il est jaloux que son copain parle au livreur de pizza, et que c'est un peu un loser qui bosse à mi temps.

Par contraste, Pete est présenté comme l'homme parfait. Il est beau gosse, plus grand que Jon, écoute et écrit de la poésie, s'occupe de sa famille. Il aime la nature, et il est généreux car il paye les dettes de Kelsey avant de partir vers le Colorado à la fin du film avant de revenir pour finir avec Corey sur la plage.

Pour être parfaitement honnête, j'ai pris ce film car le résumé parlait de "trahison suprême", donc je voulais voir si c'était un choix de la plateforme, ou du film, et j'ai assez vite eu la réponse. Et après mes questionnements sur mon déplacardage et sur la perception du polyamour, j'ai fini par connecter les fils.

Quand je compare J'ai 2 amours (J2a) et Love or Whatever (LoW), les traitements de la bisexualité et de l'adultère sont totalement différents. Dans les deux films, la bisexualité et une tromperie sont les moteurs du scénario. Dans J2a, on humanise les personnages et notamment Hector, et on voit qu'ils souffrent tous, et que la solution passe par l'acceptation. Dans LoW, il n'y a que le personnage principal qui semble souffrir, et jamais on ne voit le point de vue de Jon. Il trompe son copain, mais il est quand même heureux. Pour la défense du film, Jon est décrit comme un amant exceptionnel par Melissa, mais ça ne fait surtout que mettre en avant que la bisexualité implique une forme d'hypersexualité, et le fait qu'il retourne voir Corey vers la fin du film va aussi dans ce sens. Contrairement à J2a, il n'y a jamais d'acceptation explicite de la bisexualité de Jon.

Et ce manque d'acceptation m'a fait me sentir un peu plus mal qu'après avoir vu J2a. Ça me fait me sentir mal parce qu'une histoire d'adultère, c'est courant dans les médias1 et je comprends bien qu'il faut un conflit pour faire avancer l'histoire. Mais la nuance est que souvent, le personnage qui trompe est le personnage bi du cast. On le voit dans les deux œuvres citées, mais je peux donner d'autres exemples. Straight, une pièce de 2016, commence par une scène ou 2 jeunes hommes, Ben et Chris, sont sur le canapé, et on comprends vite que Ben ment à Chris en disant que sa copine est ok avec leur relation. La presse parle de modern gay identity ou que la pièce glides between sexual assumptions. Je n'ai pas encore acheté le script mais j'ai le sentiment de savoir comment ça va se terminer. Une autre pièce de théâtre de 2009, Cock mets en scène un homme qui s'identifie comme gay et qui trompe son copain de 7 ans avec une femme dont il est tombé amoureux en allant au travail. La série québécoise Coming Out a un arc narratif où Olivier, un policier, trompe sa femme Caroline avec Hugo durant la saison 1. Elle demande le divorce, fait du chantage à son ex mari sur son style de vie, mais finalement accepte le changement (tout en restant séparé). Et on voit Olivier dire dans une scène que son amour pour Caroline n'était pas un mensonge, ce qui va le classer à minima dans "ayant un comportement bisexuel".

Parmi les œuvres plus connues, je peux citer la saison 1 de Dear White People avec le personnage de Nia Long, la saison 1 de Big Mouth avec l'arc de Jay Bilzerian et ses coussins, Mulholland Drive2. Et je pense que la liste n'est pas exhaustive.

Ce qui me dérange, c'est pas d'avoir des affaires de tromperie, car comme dit plus haut, il faut bien un conflit au cœur du scénario. Ce qui me dérange, c'est qu'il n'y a jamais d'exploration à ce niveau. Le personnage bi pourrait être le/la cocu/e du scénario et se retrouver à choisir entre une nouvelle relation ou revenir avec l'ancienne. Ça marcherais aussi bien pour montrer la bisexualité à l'écran et garder la question de l'adultère. Mais on ne voit quasiment pas ça à l'écran, et je dit quasiment car je n'ai pas d'exemple à donner, mais je suppose que ça existe.

Et c'est sans doute pour ça que le rejet des mecs bis semble anormalement élevé, si j'en crois la littérature. Par exemple, une étude faite en 2015 de Bi'Cause et de SOS Homophobie donne des résultats brutaux, à savoir que 30% des hétéros, 23% des gays et 15% des lesbiennes n'envisagent pas d'être en relation avec une personne bie. Vu que 0% des lesbiennes3 ne vont vouloir de relations avec moi, ça me laisse des risques de rejets entre 1/3 et 1/4. Et ce n'est pas juste la France, car les chiffres sont les mêmes ailleurs.

Donc devant ces chiffres, on peut comprendre que les mecs bis restent dans le placard. Il y a bien des tentatives de renverser la tendance, comme l'explique un article de Jessica Pan4 sur les femmes hétéros qui sortent avec des mecs bis, et je ne sais pas si les choses ont changés depuis 5 ans, mais comme j'ai pu le voir il y a 1 an, ça n'a pas l'air d'être ça.

Quand des études comptabilisent les soucis de santé mentale des personnes bis, et les expliquent par la biphobie, elles ne rentrent jamais dans le détail, et la biphobie recouvre beaucoup de choses. Je ne suis pas l'ambassadeur officiel de la bisexualité, mais pour moi, c'est ce type de biphobie passive (comme le tabagisme passif) qui me semble le plus problématique.

Quelqu'un qui me dit que je n'arrive pas à choisir, je ne vais pas lui dire le contraire. Je suis incapable de me décider sur les plats, donc je prends toujours la même chose au libanais en bas de chez moi. Quelqu'un qui va me dire que la bisexualité n'existe pas, que je suis confus, que je suis avide ou autres platitudes, je peux simplement ignorer la remarque ou argumenter en cramant du capital social.

Mais je ne peux pas forcer les gens à m'aimer, je ne peux pas choisir d'aller contre ça. Se savoir préemptivement rejeté fait assez mal, surtout quand ça se rajoute à des anxiétés existantes sur sa vie sentimentale comme c'est le cas pour moi. Et c'est en partie le traitement médiatique de la bisexualité qui est la cause.

Et il est assez difficile en pratique d'éviter ça facilement. Par exemple, il n'y a pas de catégorie sur la biphobie sur Does the dog dies. Lezwatchtv ne liste pas les personnages d'hommes cis, cf la FAQ, donc pas les hommes gays cis, ni les hommes cis bi (et je pense qu'au début, ça n'était que pour les personnages lesbiens, cf la FAQ de 2016). Le site Trigger Warnings Movie Database ne parle pas de la biphobie dans la feuille de calcul avec les films.

Et je pense que le simple fait de ne rien trouver après avoir chercher ces liens est un rappel que la biphobie n'est sur le radar de quasiment personne, et c'est un bien triste constat.

1

Comme on peut le déduire devant la diversité de tropes sur le sujet.

2

Plus ou moins, suivant le degré de symbolisme de la scène du mariage d'Adam et de Camilla.

3

Ou proche de 0, car les labels, c'est compliqué (tm).

4

Le nom de la journaliste ne m'a pas échappé.