Toute première fois et sa biphobie gratuite
Après avoir passé une journée un peu morose avec des histoires déprimantes, je me suis décidé à me faire plaisir en regardant une comédie dans une liste que je me suis fait pour ça, et j'ai pris Toute Première Fois, un film sorti en 2015. Et comme à chaque fois, mon habitude de prendre les films au pif m'est retombée dessus comme je vais pouvoir l'expliquer de suite.
Alors je sais que c'est une comédie romantique, donc la fin du film est relativement télégraphiée. Le scénario parle de Jérémie qui se réveille dans le lit avec Adna, jeune suédoise. Il est assez clair qu'ils ont couché ensemble, mais ce qui dérange Jérémie, c'est qu'il est en couple avec un futur médecin et qu'ils vont bientôt se marier. Le film date de janvier 2015, soit 2 ans après la loi Taubira, donc ça n'est pas vraiment un acte militant comme l'aurait pu l'être Bare: A Pop Opera. Le film va donc tourner autour du fait que Jérémie ne sait pas comment concilier sa passion pour Adna et la situation avec son futur mari Antoine. L'histoire finit par la rupture avec ce dernier, et la mise en couple avec sa dulcinée.
Il y a plusieurs points qui me dérangent dans le film, et le premier est la biphobie assez directe dans la narration. Jérémie, paniqué devant ce qu'il a fait, commence à chercher sur internet "homo première fois avec une fille" et tombe sur des posts de forums où il est clairement dit que la bisexualité n'existe pas. Je cite "Bi, ça n'existe pas :-) C 1 truc d'homo qui s'assume pas" ou "Jesus ! Marie ! Joseph ! Il s'hétérosexualise". Pour bien insister, dans la scène suivante, Jérémie annonce à son ami et collègue hétéro, Charles, qu'il a couché avec une femme. Au début, Charles pense que c'est une blague, puis dans la discussion, Charles semble ok avec la bisexualité féminine1, mais envisage la sexualité masculine comme exclusive comme il l'explique avec une métaphore sur le PSG et l'OM. Puis il dit "Ou alors, tu es bi", et Jérémie réponds: "Bi, ça n'existe pas, c'est un truc d'homo qui ne s'assume pas", reprenant donc exactement la citation qu'il a lu plus tôt sur le web.
Par la suite, Charles cherchant à aider son ami, décide de l'emmener dans une boite de strip-tease pour voir si il réagit. Il est tellement pas intéressé que la performeuse lui fait la remarque. Mais Jérémie n'a pas non plus de désir envers son conjoint à partir de ce moment, ce qui pousse ce dernier à organiser une visite chez une sexologue.
Puis Jérémie cherche à revoir Adna, récolte un oeil au beurre noir en la défendant et rentre chez lui. Là, on voit un autre personnage gay, Nounours, qui va convaincre Jérémie d'aller porter plainte car ça serait une agression homophobe (car bien sûr, Jérémie a menti sur l'histoire). On découvre que Jérémie n'a jamais été "un PD en souffrance", car par exemple, il ne "fait pas la gay pride". On voit que le personnage de Jérémie est positionné comme le mauvais type de gay, celui qui n'est pas militant, comme Clem dans Le bleu est une couleur chaude. Le film enchaîne sur le dépôt de plainte, une scène un peu gênante avec un flic noir gigantesque de bonne volonté mais qui utilise une tonne d'insultes qu'on peut qualifier d'homophobe.
La suite du film continue sur la double vie de Jérémie, puis la découverte par Adna de la vérité lors d'une expo de Nounours, entraînant son retour en Suède. Jérémie rompt avec Antoine, fait un coming-out à l'envers2, et va chercher Adna dans le grand Nord avec une presque parodie de road movie avant de revenir pour le mariage du flic qui a pris la déposition avec Nounours, un plot twist que j'avais pas vu venir.
La séquence finale montre Adna qui discute avec une invitée qui lui dit "Oh putain, si c'est ton mec, tu devrais te méfier, la blonde, c'est une voleuse"3. Adna réponds qu'elle ne s'inquiète pas, mais quand il va parler avec un mec, elle s'interpose pour l'embrasser, afin de bien marquer son territoire. Et le film se termine sur ça avec une reprise de "I kissed a girl" de Katy Perry par M4.
Le film tourne autour de 3 hommes, Antoine, Charles et Jérémie.
Charles est l'homme hétéro, tellement hétéro qu'il en dégouline de partout. Il drague tout le temps, pense toujours au sexe, va en boite de strip-tease. Il finit par sortir avec Clémence, sa collaboratrice jouée par Camille Cotin, et c'est lui qui guide Jérémie dans l'hétérosexualité. Il lui donne des conseils certes un peu pourris, mais il le suit en Suède. C'est indirectement son histoire qui sert de guide à l'histoire de Jérémie vu que Charles craque pour Clémence quand Jérémie craque pour Adna, et quand Charles rompt avec Clémence, Adna quitte Jérémie. Dans une pure tradition de film d'amour, il fait un grand geste ridicule pour reconquérir Clémence en venant chanter "J'ai encore rêvé d'elle" en amphithéâtre, tandis que Jérémie prends un vol vers Stockholm pour reconquérir Adna. Charles est aussi le gardien de l'hétérosexualité de Jérémie, vu qu'il le sauve d'une tentative de drague dans l'avion avec ce qu'on comprend être un ex. Le film fait de lui même le lien dans la séquence où Diane Tell chante "Si j'étais un homme" avec Clémence et Adna qui danse en tutu tandis que la caméra zoom sur Charles et Jérémie sur le canapé.
Antoine a presque tout du gendre parfait. Il est accepté par sa belle famille, il a une bonne situation en tant que futur médecin et il s'occupe de son futur mari. Il n'est pas spécialement féminisé dans l'histoire, et il est positionné comme désirable dans la scène d'essayage du costume de marié avec la vendeuse qui le drague très ouvertement. Néanmoins, il réagit un peu violemment quand Jérémie rompt avec lui, et même si on ne sait pas ce qui est dit, on suppose qu'il lui annonce son histoire avec Adna.
Et il y a Jérémie, l'homme bi qui ne dit pas son nom. Il est bien sur indécis, premier cliché, il est un peu féminisé quand il tente de faire une strip-tease juste avant de se retrouver lui même dans un club de strip-tease. Il se laisse séduire par une femme venue de l'étranger, et donc ne tient pas ses engagements envers sa famille et son compagnon, deuxième cliché. Il nie être bi, mais il est traité comme tel par Adna à la fin du film, vu qu'elle se sent menacé par ce qu'elle ne peut pas proposer, une réaction courante si j'en crois la littérature sur le sujet.
Le film a été écrit par Maxime Govare et Noémie Saglio, et que je sache, aucun des deux n'est ouvertement membre de la communauté LGBT. Toutefois, Maxime Govare a également réalisé "Les Crevettes pailletées" et "La Revanche des Crevettes pailletées", 2 films parlant encore une fois d'homosexualité. Contrairement à J'ai deux amours, je n'ai pas vraiment un sentiment d'authenticité dans la façon dont les personnages homosexuels sont représentés. On ne passe pas loin, mais c'est avant tout un film avec une vision hétérosexuelle. Conquérir la femme requiert de faire un grand chemin et se mérite via une épreuve. L'histoire se termine par un mariage, même si c'est pas celui des héros. Le film insiste bien sur la séparation entre homo et hétéro, via la négation de la bisexualité, mais aussi dans une scène à l'hôpital un peu bizarre où le beau frère de Jérémie fait une crise d'angoisse. La scène où Antoine fait un petit speech et donne à Jérémie un tableau de Nounours représentant une vulve est aussi une grande négation de la bisexualité, vu qu'il dit "Sortir avec un pd, pour une fille, c'est le rêve" suivi de "Normalement, on est inaccessible, enfin, sauf toi". D'ailleurs au passage, je pense que le film ne passe pas vraiment le test de Dumbledore. En effet, si on remplace Antoine par une femme, la trame de l'histoire ne change quasiment pas ce qui révèle l'hétérosexualité sous-jacente du scénario.
Le film aurait pu être didactique, mais ce n'est pas le cas. J'aurais presque pu passer sur l'ignorance de la bisexualité, mais le scénario pointe spécifiquement que ça n'existe pas. En cherchant à voir les réactions de l'époque sur le web, je n'ai trouvé quasiment aucune analyse de la négation de la bisexualité dans le film, avec tout au plus un fil de commentaire sur un forum d'un site de rencontre. J'ai par contre trouvé une tribune d'opinion de Marie Kirschen, fondatrice de Well Well Well, où elle explique qu'il faut moins parler des personnes bies sauf si on dit qu'elles sont bies. Alors c'est pas exactement comme ça qu'elle le dit, mais c'est l'impression que ça me laisse en lisant l'article. Le mot bisexualité n'arrive qu'au 14ème paragraphe et le sujet n'est pas développé le moins du monde alors que ça ne passe pas loin quand elle parle des mecs hétéros qui couchent entre eux comme l'explique Jane Ward. Et certains des exemples qu'elle donne mérite plus de détails. Par exemple, elle parle de "Chasing Amy", un film de 1997, mais c'est aussi un film dont l'analyse sert d'introduction au livre "The B word" en tant qu'exemple de représentation bi5. Elle cite le film "The Kids Are All Right" en omettant que la réalisatrice et scénariste Lisa Cholodenko est lesbienne, tout comme elle parle de "Dear White People" sans préciser que Justin Simien est gay. L'article pourrait aller plus dans le détail, mais le but était sans doute de surfer sur la question des représentations lesbiennes, et la question de l'occultation de la bisexualité n'est donc là que pour servir des revendications qui n'ont pas grand chose à voir avec.
Et ce que je retient du film, c'est que dans le deuxième moitié des années 2010, on connaissait assez le mot bisexualité pour s'en servir, mais seulement pour l'invisibiliser. Encore une fois, ça ne fait que rappeler le constat que j'ai fait en 2022, il n'y a pas de revendication en France.
Enfin, il dit "Moi si ma nana, elle se tapait une autre nana, je crois que ça me ferait surtout marrer".
Une scène "subtilement" commentée par un personnage, pour le cas ou l'audience n'aurait pas compris.
Une des nombreuses mise en abîme du film.
On voit aussi une scène de post crédit où Antoine crache dans un verre qu'il donne à Adna, et Charles qui continue à vouloir savoir si Jérémie est actif ou passif en demandant au nouveau copain d'Antoine, joué par Maxime Govare, co-scénariste et co-réalisteur.
L'article date de 2017, le livre de 2013.