Manic Pixie Dream Bi

Censure livresque contemporaine et moins contemporaine

La Cour Européenne des droits de l'homme a récemment publié une décision de justice dans le cadre du procès opposant Neringa Dangvydė Macatė à l'état de Lituanie depuis 2014 concernant un livre de conte de fée montrant des relations non hétérosexuelles. C'est l'affaire la plus récente dans une longue lignée d'affaire de censure autour des sujets LGBTs, et l'occasion de mettre en perspective l'histoire.

J'avais Macatė v. Lithuania en tête depuis 2022, quand j'ai été voir les affaires en cours sur le site de la Cour, après avoir lu un livre sur l'histoire des droits LGBT aux USA1. Et l'histoire m'a touché, car elle est quand même assez triste, vu que l'autrice à l'origine de la plainte est morte en mars 2020, sans voir qu'elle a gagné son procès 2 ans plus tard. La cause de la mort n'est pas détaillé, mais vu les euphémismes utilisés, on peut supposer qu'il s'agit d'un cancer (vu que c'est souvent ce qui se cache derrière "les suites d'une longue maladie").

L'autrice, lesbienne assumée, a écrit en 2013 Gintarinė širdis, un livre de contes avec le concours d'une université lituanienne. Et comme l'explique le jugement, l'université n'a rien dit, ce qui pour moi montre que même dans un pays traditionnaliste avec des lois problématiques, il y a toujours des alliés ou des gens qui s'en foutent.

Mais par la suite, la machine médiatique se mets en marche, et tout bascule, le livre est retiré puis affublé d'un autocollant. On peut aussi voir dans le jugement les commentaires assez violent d'une part de la classe politique, ainsi que la critique de l'Europe cherchant à détruire la famille traditionnelle avec ses moeurs sexuelles étranges2.

Après plusieurs années de procédure, la Cour a jugé en faveur de la plaignante sur la base de l'article 10 de la Charte, celui concernant la liberté d'expression.

C'est une bonne chose, mais c'est d'autant plus intéressant de voir que pendant ce temps de l'autre coté de l'Atlantique, les professeurs en Floride se retrouvent à retirer les livres à cause des lois passés par le gouverneur. Les attaques sur les livres n'ont rien de nouveau, l'American Library Association liste sur son site le top 100. De même, The Advocate a publié un article avec les 25 livres les plus bannis concernant des sujets LGBT.

J'ai fait le tour de mes étagères, et j'ai 3 livres de la liste. Comme dit par le passé, j'ai Gender Queer, et je peux comprendre que ça soit un sujet de discussion. Par contre, j'ai aussi Drama de Raina Telgemeier, et après avoir lu (et bien aimé) le livre, je ne vois pas exactement ce qui mérite une discussion. Je n'ai pas trouvé beaucoup d'information mais il semble que ça soit le fait d'avoir un garçon qui porte une robe pour une pièce de théâtre3, ou le fait d'avoir des personnages gays si j'en crois un article du Comic Book Legal Defense Fund, ce qui est à mon sens un peu ridicule, même il y a 10 ans.

Et bien que je n'ai pas lu And Tango Makes Three, je suppose qu'il est improbable que le livre soit attaqué pour des scènes sexuellement explicites entre les deux manchots. Il me parait important de pointer que le livre semble avoir atteint le statut de livre iconique en terme d'apprentissage de la gayfriendlyness, comme l'explique Sylvie Tissot dans son livre "Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York." vers la fin du deuxième chapitre (page 114, pour être exact).

Mais la censure des livres sur des questions de moral n'a rien de nouveau. Par exemple, un cas connu dans le monde anglophone est l'affaire autour de The Well of Loneliness, un roman avec une romance lesbienne4, écrit par une lesbienne. La ressemblance avec l'affaire Macatė v. Lituanie est frappante, car c'est aussi via un organe de presse que la controverse a commencé.

Comme le dit l'article Wikipedia, tout les romans lesbiens de l'époque n'ont pas été attaqués en justice, loin de là. Il faut donc bien voir que c'est probablement parce que le roman se termine bien (ou du moins, mieux que les Demi Sexes) qu'il a sans doute été choisi par la presse conservatrice comme cible.

Et avant la fin des années 1920, on peut trouver d'autres procès pour des questions de moralité. Oscar Wild a du censurer une partie de "Le Portrait de Dorian Grey" dans son édition de 1890, notamment ce qui touche au désir homosexuel.

Quelques années plus tôt (1879) et en France, c'est dans l'introduction du roman Mademoiselle Giraud, ma femme qu'il faut se pencher. L'auteur, Adolphe Belot, se sent obligé de se justifier sur la moralité de l'héroïne tutélaire de l'histoire. Néanmoins, les analyses modernes montrent qu'il y a sans doute plus de subtilité dans l'écriture. Le livre n'a pas été attaqué en justice, mais néanmoins, le Figaro a du arrêter la publication après 1 semaine suite à des plaintes envoyées au journal.

Ayant vérifié le dernier chapitre publié (le dixième), j'ai un peu du mal à comprendre pourquoi quelqu'un irait se plaindre du livre. Les plus gros indices codés concernant le lesbianisme sont à la page 143 du chapitre XIV, avec la description de la bibliothèque qui inclus Mme de Chalis et Mlle de Maupin, deux livres traitants de l'amour entre femmes. Et donc pour moi, peut être que l'arrêt de la publication juste avant Noël était une manœuvre visant à titiller le public et un coup de publicité. On noteras que personne n'a porté plainte en justice, et que le livre est devenu un best-seller à l'époque.

Et si on retourne encore plus en arrière, on peut tomber sur les procès de Gustave Flaubert et de Baudelaire, respectivement pour Madame Bovary et les Fleurs du Mal. L'œuvre de Flaubert est attaquée car elle dépeint l'adultère, mais échappe à la censure et l'auteur n'a pas eu à changer son livre. Par contre, Baudelaire perds son procès et doit retirer 6 poèmes, dont "Lesbos" et "Femmes damnées", les deux poèmes qui parlent de lesbianisme.

Donc la censure littéraire existe depuis longtemps, mais ses modalités sont changeantes. Quand on regarde assez en détail l'histoire, il semble que le procès de Baudelaire a commencé juste après une parution dans le Figaro. Le procès concernant The Well of Loneliness a été précédé par une campagne d'un éditorialiste conservateur. L'interdiction de Gintarinė širdis a démarré suite à un article dans la presse qui a entrainé les plaintes d'une association conservatrice.

Et même si je ne connais pas les détails pour Drama et Gender Queer, je ne doute pas que ça implique des individus motivés et des poussées via les réseaux sociaux par les associations conservatrices habituelles en sous main.

À l'heure ou la Cour suprême des États-Unis est en train de se pencher sur plusieurs cas autour de la section 230 qui vont impacter potentiellement la liberté d'expression sur le web et ailleurs, ou des chaînes conservatrices françaises comme C8 et Cnews sont accusées d'attaquer une représentante de l'état (de surcroît franco-libanaise), la question du croisement des paniques conservatrices, de l'impact des médias et de leur modération mérite d'être posé, car c'est un sujet assez épineux à première vue.

2

Une position courante en Europe de l'Est, cf Queer Visibility in Post-socialist Cultures.

3

Une pratique largement répandue depuis longtemps en Europe ou au Japon, principalement pour des raisons patriarcales.

4

Ou avec un mec trans, vu qu'on peut se poser des questions entre le fait pour l'autrice de demander à s'appeler John, s'habiller comme un homme et de nommer son héroïne Stephen.