Manic Pixie Dream Bi

Les crimes de guerres dans Triangle Strategy

Profitant des réductions sur le magasin en ligne de Nintendo à la fin novembre, j'ai fini par craquer pour Triangle Strategy, un tactical RPG de 2022. J'ai surtout été motivé par la musique, les graphismes, et le gameplay. Mais force est de constater que je lit tellement de choses sur le droit international que je ne peux pas ignorer la question des violations du droit de la guerre dans les actions des personnages et la narration du jeu.

Au départ, c'est parti d'un même que j'ai vu passer sur Reddit il y a quelque temps avant d'acheter le jeu. Les trailers annonçant des choix impactant fortement l'histoire, la démo parlant de racisme capillaire envers Frederica (ses cheveux roses étant un marqueur ethnoracial des esclaves d'un des trois royaumes), je me suis dit qu'en effet, le jeu irait sans doute dans des thèmes un peu plus adultes que les classiques du genre comme Shining Force I ou II1.

Et puis, en pensant à la situation en Ukraine et dans la bande de Gaza, mais également les actions récentes du gouvernement américain, je me suis dit que finalement, la plupart des gens ne connaissent pas vraiment ce qui compte comme une violation du droit international, et que ça ferais un bon sujet d'article.

Je pense que la racine de cette ignorance est sans doute liée à une banalisation des crimes via les médias et notamment via les jeux vidéos, un sujet discuté par plusieurs articles comme ici sur la représentation de la guerre et les connaissances sur le droit humanitaire, ou ici sur l'impact des jeux vidéos sur la perception de la guerre. Loin de moi l'idée de dire qu'il faut interdire des jeux comme GTA V car on peut faire des choses illégales, et que ça a une mauvais influence sur les jeunes, mais GTA est un exemple qui n'est pas vraiment trés utile dans le sens où tout le monde sait qu'on joue un criminel. Dans Triangle Strategy, la narration se déroule dans un monde médiéval fantastique en guerre, où un duché est coincé entre 2 nations pour le contrôle d'une ressource importante. De facto, on endosse le rôle d'une victime ciblée par une agression venue d'ailleurs, obligée de faire des choix plus ou moins moraux. Mais comme le personnage principal est la personne agressée, on va avoir tendance à se dire que tout ce qu'on fait est justifié, surtout dans un jeu vidéo.

Et pourtant, c'est loin d'être le cas. Je n'ai pas encore fini le jeu à 100%, ni même fini un run entier, et de part les branchements de l'histoire, il y a sans doute des bouts que j'ai pu louper. Mais même en étant au 2/3 du jeu, j'ai déjà de quoi écrire un article. 2/3 du jeu, c'est vers le chapitre XIII, le moment où un de nos compagnons propose un plan pour attaquer un château. Le plan est simple, on fait sauter un barrage pour qu'un tsunami détruise l'armée ennemi (et la ville à coté du chateau). C'est un plan rusé ainsi qu'un crime de guerre. En effet, l'article 56 de la convention de Genève de 1949 indique que les installations comme les barrages ne doivent pas être attaqués car on risque de causer des morts chez les civils (ce qui arrive ici). Il y a quelques exceptions comme attaquer pour reprendre le contrôle du barrage, ou le cas d'un barrage qui sert de base militaire, mais ça ne s'applique pas du tout ici. Le but de la mission est de faire sauter le barrage et on voit bien que la ville est détruite après. Les alliés du moment ont le bon goût d'aider à évacuer la population civil (une obligation décrite dans l'article 57), mais c'est pas une science parfaite, surtout quand on commence moins d'une heure avant. Et le plus rageant dans tout ça, c'est que j'ai tenté de convaincre tout le monde de partir sur un des 2 autres plans, mais sans succès.

Et ce n'est même pas mon premier crime de guerre du jeu, vu que j'ai aussi détruit une partie de ma propre ville durant une bataille quelques chapitres plus tôt2. Durant ce combat, il est possible d'activer des pièges incendiaires via des totems dispersés sur le champ de bataille, et j'ai activé un piège par erreur. Dans mon souvenir, j'ai utilisé le pouvoir d'Erador pour pousser un ennemi pour le fun, et l'impact de ce dernier sur le totem a déclenché l'explosion. Étant donné que j'ai fini la bataille avec exactement 1 unité planquée sur un toit en train de sniper le reste de l'armée adverse, je n'avais pas vraiment envie de tout refaire de zéro. Mais détruire des habitations de civils est une violation de l'article 52 de la convention, et sans doute une violation de l'article 55 sur la protection de l'environnent.

J'ajouterais également que l'usage des totems pour dissimuler des pièges incendiaires augmente le décompte des violations de façon substantiel. Tout d'abord parce qu'il est interdit d'utiliser des biens culturels pour l'effort militaire (article 53), mais aussi parce que ça rentre dans les armes couvertes par la CCAC, la Convention sur Certaines Armes Classiques de 1980. En effet, le mécanisme est équivalent à une mine activé à distance, donc couvert par le protocole II. Il n'est pas détectable, et c'est une violation de l'article 4 de ce protocole. Et comme c'est aussi une arme incendiaire, il est couvert par le protocole III. Comme l'usage peut servir à détruire des cibles civiles, c'est interdit par son article 3, point 3.C.

Et en parlant de cibles civiles et d'armes incendiaires, la première bataille se déroule sur un port. Le héros y rencontre Frederica, sa fiancée et mage utilisant des sorts de feu, et le groupe tombe dans une embuscade. Les premiers ennemis du jeu sont un groupe de bandits, donc des civils. On a donc un personnage qui va utiliser l'équivalent d'une arme incendiaire (Frederica) sur autre chose qu'une armée régulière. Assez curieusement, les sorts de glace ou de vent ne sont pas couverts par des traités spécifiques pour le moment, mais je suppose que les sorts basés sur les éclairs peuvent compter comme électrochocs, et donc comme une forme de torture. Mais on peut aussi considérer que le droit de la guerre ne s'applique pas, car la guerre ne commence qu'au chapitre V.

Pour en revenir sur la question des pièges, il y a plusieurs personnages capables d'en placer sur le champ de bataille. On peut soit placer des pièges à loup avec Rudolph, soit des pièges à ressort avec Jens. Dans les 2 cas, le droit international oblige à respecter divers obligations comme indiquer qu'il y a des pièges (article 4, point 2.b du protocole II de la CCAC), et à prendre note de leur position. Je suppose que les pièges sont retirés après la bataille, sinon c'est également une violation de l'article 10 du même protocole II de la CCAC mentionnée plus haut.

Et finalement, je voudrait finir par 2 problèmes. Le premier, c'est d'avoir Piccoletta dans le groupe. En effet, elle est décrite comme "a young girl", donc on peut supposer qu'elle a moins de 15 ans. Tout comme Tulin dans TOTK, c'est un souci, et plus précisément une violation de l'article 77, point 2 de la convention de Genève de 1949. J'ai déjà détaillé le souci dans mon article sur Tears of the Kingdom, je ne vais donc pas rentrer dans le détail.

Et le second, c'est qu'on est vraiment pas censé tabasser les soignants et les docteurs, ce qui inclue toutes les unités avec le type healer. En effet, l'article 12 de la convention de Genève interdit les attaques envers les unités sanitaires tel que défini à l'article 8, point e. Et des unités sanitaires, il y en a quand même à chaque bataille sauf la premiére.

Donc au final, et j'ai pas encore fini le jeu, je compte des violations de l'article 12, 52, 53, 55, 56, 77 pour la convention de Genève de 1949, et des violations des différents protocoles additionnelles (II, III) de la CCAC. Et je trouve que c'est quand même beaucoup. Et ça, c'est sans compter les actions de nos adversaires qui n'hésitent pas par exemple à utiliser la perfidie (article 37) dans au moins un des chemins, et à expliquer qu'il ne faut pas laisser de survivant (article 40) dans ce même chemin3.

Mais plutôt que de compter, une question plus intéressante est de savoir comment le jeu traite les violations. Par exemple, je sais que si on active les piéges incendaires dans la bataille du chapitre VII, on ne peux pas avoir la meilleure fin du jeu, et qu'il y a un chemin dans l'arbre des batailles à suivre pour l'avoir, impliquant sans doute des choix plus en accord avec une certaine éthique. On peut donc supposer que pour l'équipe en charge de l'histoire, il y a eu une réflexion poussée à ce niveau, et on est loin de Illusion of Gaia où il faut dénoncer un esclave en fuite pour obtenir un 100% à la fin du jeu. Et c'est d'ailleurs un des points avancés dans la conclusion d'un des articles que j'ai cité, à savoir la tension entre le respect des lois en interdisant de faire quelque chose d'illégal, et le fait que justement, les lois ne sont pas respectés et qu'il ne faut pas embellir la guerre. Mais qu'on fasse des choix ou pas, ça ne change rien au fait que certaines violations sont intégrales au gameplay typique d'un jeu de tactical RPG comme les unités de guérisons ou les différents types d'armes (ou de magie) faisant des dégats conséquents, et que ça ne va pas changer de si tôt.

Et je doit donc conclure que les crimes de guerres dans les tactical RPGs ne sont sans doute pas prêt de disparaitre, tout comme les jeux 4X vont souvent être structurelement basés sur une forme de colonialisme.

1

Des références que je reconnais comme un peu datées, même si j'ai aussi joué à quelques jeux de la série Fire Emblem (Three Houses & The Sacred Stones).

2

Chapitre VII, partie II, en faisant un certain choix dans l'histoire.

3

Chapitre XV, partie II, suivant les choix fait dans l'histoire, un passage suivi par une violation flagrante de l'article 2 de la CSDHLF.