Manic Pixie Dream Bi

Fast and Dragons, ou la question des représentations trans dans les médias

Hier, j'ai visionné la vidéo du Joueur du grenier sur les films Donjons et Dragons, et dans un élan d'inspiration, j'ai essayé d'imaginer un film de casse (heist movie) dans un univers médiéval fantastique. Mais avant d'avoir fini d'imaginer la première scène, mon train de pensée s'est engouffré dans une réflexion plus profonde sur les médias sur grand ou petit écran, et des limitations intrinsèques de la représentation des personnes trans que je vais tenter de discuter ici.

Alors tout d'abord, parlons quand même de mon idée de film, car c'est important de savoir d'où viennent mes questions. Un film de casse, ça commence en général par une scène d'exposition ou on établit que le personnage principal est capable de voler des choses. Par exemple, c'est comme ça que débute Ocean 8 avec le personnage de Sandra Bullock qui vole des vêtements en faisant preuve de ruse à sa sortie de prison. De même, le chapitre 1 de Lupin sur Netflix commence par Assane qui participe à un vol en tant que sous-fifre puis on découvre qu'il avait tout prévu.

Je suis assez fan de ce trope, donc ma première scène démarre par le personnage principal (que j'ai choisi être un homme pour commencer) se faisant jeter dans un cachot. J'avais d'abord imaginé un voleur qui se fait attraper par les gardes notant "ahah, on a attrapé le fameux voleur super connu, c'était pas si dur". Puis, on découvre que le voleur a "emprunté" les clés du cachot pendant qu'il était bousculé/violenté par le garde, le tout en ayant les mains attaché dans son dos (car il faut établir qu'il est plus fort que tout le monde). Il se sert des clés pour sortir et libérer son voisin, un complice, et qu'il s'agit d'un plan pour rentrer dans le château ou se trouve sans doute un objet à voler.

Et sur cette base, j'ai commencé à me demander comment je peux inverser les clichés tout en présentant les personnages. Donc j'ai pensé poursuivre la scène avec l'arrivée d'un garde en armure (dont on ne voit pas le visage), et que le personnage principal se fasse surprendre, puis tente de baratiner sans succès. Plot twist, le garde en armure est sa petite soeur, une guerrière grande et baraquée qui rappelle qu'elle le sort toujours d'emmerdes, forçant le héros à se défendre de l'accusation en disant que ce n'est pas toujours le cas. Ce retournement des dynamiques H/F et frère/soeur me parait un bon début pour casser les clichés. Et une fois parti sur cette lancée, j'ai voulu changer d'autres choses, comme par exemple les représentations LGBT. En suivant la tradition historique bien établie du self insert1 comme personnage principal, je me suis dit que le héros pouvait être bi, et sans doute maladroit dans l'idée d'un bisexuel disaster qui n'arrive pas à choper. Pour ça, j'ai commencé à chercher quel est la profession/classe au sens RPG qui serait la moins sexy, et c'est le mage qui s'est imposé, car c'est en général le nerd par excellence, que ça soit dans Pratchett ou n'importe quoi d'autres. Du coup, vu qu'il faut quand même un voleur pour un film de casse, je peux rajouter un personnage. Toujours dans l'optique de bousculer les clichés, j'ai envisagé qu'une voleuse asexuelle qui utilise parfois ses charmes sans trop vraiment comprendre serait un personnage intéressant. J'avais en tête quelqu'un un peu dans l'esprit de Sheldon, et même limite neuro-atypique. Mais une équipe de 3, ça ne suffit pas, ni pour la diversité, ni pour un vrai casse. Et donc j'ai commencé à me pencher sur d'autres personnes dans le groupe, et pour éviter de me retrouver avec un harem autour du personnage principale, il faudrait un autre homme, et puis quitte à faire de la diversité, quid de la transidentité ?

Et c'est la que la question de la représentation en pratique d'une personne trans m'a bloqué. Ou plutôt, une représentation qui n'implique pas de faire un coming out formel. Dans le cas du mage bi ou de la voleuse ace, on peut s'en sortir sans avoir à passer par cette étape. Par exemple, il suffit que le mage tente de draguer tout ce qui bouge, et d'autant plus que ça permet de le mettre dans des situations drôles comme dans un post tumblr bien connu. Pour la voleuse, il suffit de quelques répliques ou elle explique qu'elle ne pige pas comment séduire, mais que ça marche et que ça la dépasse un peu pour poser son asexualité. Et en fait, j'ai même imaginer qu'une personne non-binaire serait sans doute facile à placer via une passage en infiltration ou il faut jouer un genre différent du genre perçu au début du film, en ayant le personnage qui change au cours de l'histoire.

Mais pour une personne trans dite binaire (e.g., non non-binaire), c'est plus dur, car on se heurte à la question du comment.

Avant d'aller plus loin, il faut quand même que j'explique pourquoi je me rajoute la contrainte de ne pas employer une scène de coming-out. Primo, parce que dans la cas d'une personne trans, ça va forcément renvoyer au passé du personnage et à son genre assigné à la naissance, et ça me parait maladroit. Si j'en crois l'agitation sur les deadnames2, c'est sans doute à éviter même si ça peut être fait avec tact. Secundo, comme le souligne Alberto Fernández Carbajal dans Queer Muslim diasporas in contemporary literature and film (page 112), le coming out est comme un modèle homonormatif. Il s'appuie sur les analyses de Jasbir K. Puar sur le sujet, donc ce n'est pas exactement une réflexion isolée. C'est donc dans une optique de tentative de penser les questions LGBT au delà des clichés normatifs et pour éviter de tomber dans une certaine facilité que je m'astreint à éviter une scène de coming out autant que possible.

Une autre difficulté est le paysage médiatique à la foi contemporain et passé autour des personnages trans, et du fait qu'il n'y a pas vraiment de bonne inspiration. J'ai parlé par le passé du queer coding, mais une tendance que je n'ai pas abordé est celle de lier le cross dressing avec le fait d'être un tueur en série. Psychose de Alfred Hitchcock est l'exemple fondateur de ce trope, mais on le retrouve encore de nos jours avec les romans de JK Rowling et ceci bien avant d'avoir sombré dans le TERFisme total. La révélation du cross dressing est vu comme étant la clé du mystère, ce qui est censé surprendre le public qui ne s'y attends pas.

Et quand une personne trans (ou supposé comme tel, car la frontière entre cross dressing, drag, déviation de genre ou transidentité est assez flou dans l'esprit du public et à l'écran) n'est pas dans un rôle de tueuse psychotique, c'est souvent une raison pour caser des blagues homophobes. Par exemple, Ace Ventura (1994) voit le détective en question vomir quand il découvre qu'il a embrassé une femme trans avec un pénis. Un autre exemple connu est The IT crowd, écrit par Graham Linehan, devenu depuis un activiste notoire contre les droits des personnes trans. Dans l'épisode 4 de la saison 3 (2009), Douglas Reynholm, le patron, a une relation avec April Shepherd, une journaliste qu'on découvre être une femme trans au cours de l'épisode. Douglas réagit violemment et frappe April, puis les deux se battent et détruise "the Internet". Si ça n'a pas de sens, il faut regarder l'épisode pour comprendre. Il semble que l'épisode en question soit une des raisons de l'arrêt de la série, et visiblement, par la chute du créateur aussi dans le TERFisme.

Le coming out sert d'excuse pour de la violence verbale ou physique, et il faudrait donc remplacer ça par quelque chose de plus digne, mais on en reviens à faire quelque chose de formel et normatif.

Alors il y a d'autres représentations moins problématiques, même si pas grand chose me vient à l'esprit. En cherchant dans les jeux vidéos, on va bien trouver 2/3 personnages comme Madeline dans Celeste, Fleya dans Chrono Trigger ou vaguement un personnage dans Pokemon X/Y. Il existe aussi des jeux ou c'est une grande part de l'intrigue comme Tell Me Why, mais comme c'est un point central du scénario, on repart sur le passé et le coming out formel. Et même dans un jeu ou c'est un détail secondaire comme Neliste dans Timespinner3, ça reste une scène de coming out. Un coming out réalisé avec subtilité, mais un coming out quand même.

Un des personnages sans coming-out qui me vient en tête est Double Trouble dans She-Ra et les Princesses au pouvoir, même si la traduction française fait l'impasse sur la question. Mais c'est un personnage non binaire qui peut changer de forme, ce qui ne rentre pas dans mes contraintes spécifiques.

Placé dans une impasse de mon imagination, j'ai décidé d'aller dehors faire un tour et laisser mes idées gambader, et elles ont gambadé sur ma question initiale, un film de casse dans un monde médiéval fantastique. Je me suis dit qu'il n'y a aucun exemple qui me vient vraiment en tête, mais peut être parce que je prends le problème à l'envers, et je doit me demander si il existe un film de casse reprenant les clichés du médiéval fantastique. Et grâce à ça, j'ai fait avancé ma réflexion sur la question de la transidentité.

Un film de casse avec des éléments qu'on peut rattacher au médiéval fantastique, est ce que ça existe ?

Pour moi, la réponse est positive, avec l'existence de .... Fast and Furious 8. Comme je suis sur que ça va surprendre tout le monde, je vais devoir expliquer ce qui me fait penser à ça. Pour commencer, il y a Cipher, le personnage joué par Charlize Theron. C'est l'archétype d'un nécromant maléfique ou d'un démon. Elle vit dans un château invisible volant, elle utilise des armées de voitures zombies pour une attaque avec Dom sous son contrôle habillé comme un chevalier en armure noir. Ce dernier place une relique religieuse avec un traceur dans son avion pour guider Deckard et Owen lors de l'attaque de l'avion. Dans l'épisode 9, elle est enfermé dans une prison spéciale en verre (digne de Magneto dans X-Men), mais surtout habillé en noir et rouge, des couleurs qu'on peut sans trop de souci associé à l'enfer chrétien (au cas ou le nom ne donne pas un indice, ou sa capacité à convaincre et mentir). On retrouve d'autres tropes de la fantasy comme l'oeil de Dieu dans le 7, une relique quasiment magique qu'il faut aller voler dans un palais dans le désert, ou l'Ares dans FF 9.

Mais c'est surtout les liens entre la composition d'une équipe d'aventuriers pour un JDR et une équipe pour un casse qui m'a fait penser à ça. Dans Fast and Furious, on a des guerriers/paladins (Dom, Lethy4), un barde séducteur (Roman), des mages (Tej, Ramsey), des personnes de l'ombre (M. Personne), des barbares (Deckard, Hobbes), des intrigues de familles. Le groupe est régulièrement en train de camper dans des usines (i.e. dans la "nature" urbaine) au lieu de dormir à l'hôtel.

Et donc j'étais en train de chercher d'autres ponts entre l'heroic fantasy et Fast and Furious quand j'ai eu une illumination. Si on peut raconter une histoire médiéval fantastique sans faire du médiéval fantastique et donc sans reprendre les clichés grossiers, comment est ce qu'on peut adapter l'idée pour résoudre mon dilemme ? Est ce qu'on peut imaginer un personnage qui ne soit pas transgenre mais dont l'histoire résonne avec le sujet ?

Pour aller plus loin, il faut se pencher sur ce qui va caractériser une personne trans. Trivialement, c'est sa transition, qu'elle soit passée, présente ou future, notamment sous la forme d'un désir de transition qui n'est pas forcément possible dans la vraie vie. Ce qui va caractériser une personne non hétéro, c'est de s'engager dans des actes non hétéros à un niveau sexuel ou romantique. Je précise que je parle de caractérisation au sens cinématographique, la ou les questions d'identités compliquées sont passées sous le tapis car en effet, comme l'explique Jane Ward dans son livre Not Gay Sex between Straight White Men, les gens peuvent participer à des actes qu'on qualifierait d'homosexuels sans pour autant se penser comme tel.

Mais c'est justement la différence entre les actes (sexuels ou romantiques) d'un coté, et la transition d'identité de l'autre, qui est le coeur du problème. Comme dit plus haut, un changement de genre pour une personne NB/genderqueer serait plus vu comme un acte et on peut l'intégrer facilement. Mais si être trans est une question d'identité, alors on revient à la question du coming out. Et donc pour éviter de l'avoir dans la narration, il faut supposer qu'elle a eu lieu dans le passé. Et on arrive à nouveau à l'impasse de ce qui se passe après un coming out qui ne doit pas renvoyer au passé. Le DLC de Celeste fait allusion à la transitude de Madeline via un drapeau sur le clavier ainsi que des pilules sur la table de nuit. C'est aussi subtile que le couple lesbien de Wakanda Forever5, mais surtout, ça serait totalement anachronique dans un monde médiéval fantastique, car je suppose que les drapeaux politiques du monde moderne n'ont pas leur place (même si on peut s'amuser avec ça). Je peux imaginer que le personnage trans soit obligé de prendre quelque chose régulièrement, mais ça n'est pas exactement dans un esprit médiévale fantastique.

Et si on ne donne pas plus de détail, il est probable que tout le monde passe à coté. Par exemple, comme je l'ai dit dans mon analyse d'Encato, je pense qu'Isabelle a quelque chose de queer dans son arc narratif. Est ce que j'irais jusqu'à dire que c'est un homme trans dans la placard car elle refuse de performer une féminité exagérée6 ? Je pense que c'est une analyse possible, mais tirée par les cheveux. Et de plus, si on parle de transition sans parler de genre, on retombe dans les clichés des films de Noël ou un personnage abandonne sa vie (e.g. à la ville) pour en vivre une autre ou il est heureux (e.g. à la campagne). Et je pense qu'on ne peut pas faire l'impasse de préciser que c'est une transition de genre.

Si on cherche ailleurs que dans les exemples du cinéma, on trouve rapidement des articles sur le web. Par exemple, celui ci donne des exemples mais implique un coming out. Celui ci est plus direct et dit qu'il n'y a pas vraiment qu'une façon d'écrire ça, et pointe également qu'il y a une focalisation sur le coming out. Et je sais qu'Ana Mardoll a écrit un livre sur le sujet, mais je n'ai pas encore eu le temps de le lire.

Donc face à ça, et parce qu'il faut que je termine l'article, j'ai fini par me résoudre a rajouter une transition dans le passé d'un personnage. Comme c'est pour un film de casse, il faut un commanditaire. Et quoi de plus subversif que de prendre une église ou un groupe religieux pour ça ? J'ai donc décider de simplement reprendre les concepts les histoires des hijras (en Inde) ou des peuples autochtones d'Amériques du nord (two spirit) via un groupe de religieuses qui sont toutes des femmes (trans ou cis), et qui donc acceptent des personnages AMAB par la magie d'un rituel (avec des hormones magiques). Ce n'est pas non plus sans souci (la magie va exotiser le personnage trans, l'isolation religieuse genrée me parait politiquement un souci cf des articles passés), mais je suppose que ça sera des choses à revoir si je fini le scénario.

Vu qu'il m'a fallu une journée pour écrire et résoudre mon premier problème, j'estime avoir fini le scénario d'ici 2040.

1

Comme Dante Alighieri avec la Divina Commedia si j'en crois cet article sur le sujet du self-insert.

2

Je trouve le néologisme morinom relativement moche, mais j'imagine que je changerais d'avis d'ici quelques années.

3

Un jeu rempli de thèmes queers aussi bien dans le texte que dans le sous texte, et j'ai prévu un jour d'écrire dessus.

4

Letty sur une moto dans Fast and Furious 9 me fait fortement penser à un chevalier sur son destrier, comme dans Knightriders (1981) de George Romero, ou Tonnerre mécanique (1985).

5

Tellement subtile que personne n'a tenté de le censurer. En même temps, c'est à la fin du film durant une fête avec 15 personnes à l'écran/

6

Comme dit dans mon analyse, elle passe de faire "pousser des fleurs" à "faire pousser des cactus".