Manic Pixie Dream Bi

Pinaillage sur la BD Genre Queer

Pour occuper mes soirées de vacances, j'ai décidé de liquider les chèques cadeaux que le comité d'entreprise a eu le bon goût de nous proposer. Et comme j'essaye de ne pas filer plus d'argent à Amazon, j'ai largement de quoi financer mes lectures. Lors d'une visite dans une boutique de BD dans le 5ème arrondissement, j'ai pu voir qu'une édition française de "Gender Queer: A memoir" était disponible, et j'en ai fait aussitôt l'acquisition.

Le titre du livre ne va sans doute rien dire pour les personnes qui ne suivent pas les détails de l'actualité LGBT outre Atlantique, mais c'est l'ouvrage qui a eu le plus de demande de censure en 2021 d'après les chiffres fourni par l'American Library Association.

Les raisons évoquées sont multiples. Le livre parle de masturbation et on voit au moins une case où le personnage principal s'imagine avec un gode ceinture en train de se faire sucer, donc c'est factuellement sexuellement explicite. Mais le livre aborde aussi les questions de dysphorie de genre, de pronoms et d'attirances LGBT, et ce sont également des sujets prompts à attirer les censeurs.

Les statistiques de l'ALA parlent de censure en des termes assez génériques, et ça masque la réalité qui est sans doute plus vaste. Parfois, ça implique de retirer le livre de la bibliothèque, mais ça peut aussi être son placement dans une section adulte ou adolescent avec en général des restrictions d'accès. Le livre sur Amazon est noté comme 18+, mais que je sache, les livres en France ne sont pas classé comme pour les oeuvres cinématographiques1 ou les jeux vidéos. La section des commentaires sur Amazon est d'ailleurs remplie de notes d'une étoile couplé avec divers insultes ("demented writer", "leftwing garbage", "disgusting"). Sans surprise, les commentaires à 1 étoile que j'ai pu voir n'ont pas la mention "Verified Purchase".

L'ouvrage est un roman graphique de 240 pages où l'on suit les interrogations au sujet de son genre et de sa sexualité de Maia Kobabe, le personnage principal. Il y a sans doute des personnes plus douées que moi pour écrire une critique, mais j'aimerais me pencher sur un détail de la traduction, à savoir la question des pronoms.

En anglais, le genre grammatical est moins marqué donc l'usage d'un pronom comme they est à mon sens beaucoup plus simple (modulo le souci du singulier et du pluriel). On peut aussi facilement se dire que they, c'est he + she et ça souligne bien le coté homme et femme de certains personnes non binaires (p. 41 et p. 67 du livre). En français, et comme indiqué par la traductrice en page 2, they a été traduit par iel, la forme qui me semble la plus souvent utilisé (par opposition à ielle) comme on peut le voir dans cette étude.

Mais l'usage de they pour une identité non binaire est un phénomène récent (tout comme les revendications à ce sujet, vu qu'il me semble que le terme employé par le passé était genderqueer, sans doute avant que Tumblr ne passe par la). Je ne me souvient pas avoir eu de cours d'anglais sur son utilisation, ni de l'avoir vu par le passé dans les jeux vidéos. J'avais bien vu des tentatives d'utiliser she pour signaler des personnes indépendamment de leur genre, mais j'ai aussi vu l'usage de he de la même façon qu'en français (càd le neutre qui va faire convulser certaines militantes féministes), et c'est justement parce que ça m'avait surpris que je me souviens de ça. L'existence d'un pronom neutre en anglais est attesté depuis longtemps et on le retrouve dans des textes de Shakespeare, mais plus j'y pense, et plus je me dit qu'on pourrait le rapprocher de "on", comme "on sonne à la porte" pour indiquer que comme la personne qui sonne est inconnu. Donc they est positionné comme un usage ancien en anglais, mais son usage comme pronom personnel semble être plus récent.

En français, il n'y a rien de tout ça. Il existe bien "on", mais utiliser "on" pour quelqu'un d'autre est différent de l'anglais d'une manière que je n'arrive pas à exprimer. Donc pour exprimer une forme de neutre, il existe iel (ou parfois ielle, ou al, ou ol, ou ul, parce qu'après tout, pourquoi se limiter).

Donc on peut déjà noter une différence entre les 2 approches. En anglais, they était utilisé par le passé, donc il est perçu comme classique et personne ne va qualifier they de néo-pronoms. En français, ce n'est pas le cas avec iel qui est une addition récente. Et sur ce souci se rajoute aussi le fait que le français utilise un genre grammatical pour accorder à peu prêt tout, donc le pronom a des impacts sur tout le reste de la phrase. En anglais, on change le pronom, parfois le verbe et ç'est tout.

Les formes d'accord dites inclusives, c'est à dire à base de points médians, sont parfois aussi présentées comme des formes alternées. En effet, suivant les personnes à qui on va demander, c'est soit des formes neutres, soit des formes alternées (en condensant les formes grammaticales féminines et masculines comme sur les cartes d'identité avec né(e) ). Mais ce n'est pas du tout la même chose, comme on va le voir avec la suite du livre qui va justement faire une nuance à ce niveau.

Dans la version anglaise, Maia discute avec Jaina Bee, qui utilise les pronoms Spivak qui ont été popularisé sur un jeu en ligne multijoueur en mode texte des années 1990.

Les pronoms Spivak remplacent he et she par e, et bien que le livre ne rentre pas dans le détail, on peut voir que visuellement, le composant qui exprime le genre (h, ou sh) est simplement omis. Maia exprimant dans le livre d'être ni fille, ni garçon, on voit donc que l'usage de e est plus adéquat que celui de they qui semble exprimer d'être les deux. C'est une subtile façon de faire, mais je pense que la nuance passe totalement à la trappe car non exprimé. Les pages qui en traitent ne disent que "oula, ça me va bien" sans rentrer dans les détails de pourquoi.

En français, la traductrice a fait le choix de prendre ille (et "lo"), et de qualifier ça de néo-pronoms (p. 204, la version anglais dit "you have spivak pronouns", et la version française dit "vous avez des néo-pronoms"). C'est sans doute le mieux qu'on puisse faire sans trahir le texte trop et comme le dit l'intro, c'est débatable. Mais iel est en français autant un néo-pronom que ille.

L'intro de Anne-Charlotte Husson ajoute aussi que ille se prononce \ij\ comme grille, la où le wiktionnaire utilise2 \il\. Et bien que ça semble être un détail, c'est aussi un point important dans les questions autour des néo-pronoms, à savoir l'homophonie et ses problèmes. Ille va être lu comme il par sans doute tout le monde, ce qui du coup ne permet pas de distinguer il de ille (alors que c'est l'idée à la base). Et je pense que la popularité de iel est sans doute du au fait que ça transcrit bien la dualité masculin/féminin aussi à l'oral qu'à l'écrit et qu'il n'y a pas de confusion possible avec les pronoms classiques.

Pour conclure après cette aparté sur les pronoms, j'ai bien aimé le livre, bien que je préfère les romans graphiques sous formes d'histoires (avec un début et une fin) plus que ceux sous forme d'autobiographies et de suite d'anecdotes sans narration. Les dessins sont sympas, la traduction est bien faite. Je reprocherais que le livre passe un peu vite sur certains sujets qui méritent un peu plus d'analyse politique comme la tante qui a un argument repris par les TERFs p. 195, ou "je ne veux pas ressembler à un hetero" p. 222. Mais c'est un mémoire, pas un traité de sociologie, et ce blog est la si j'ai des choses à dire.

1

le CNC a une commission en charge des visas d'exploitation, d'où les fameux films "classé X".

2

On notera aussi le fait de remplacer genderqueer par genderfluid et non binaire dans la modif la plus récente, ce qui ne fait qu'appuyer ma théorie du remplacement de genderqueer.