Manic Pixie Dream Bi

La biphobie latente dans l'histoire d'Homo Sapienne

Lors d'un voyage récent, j'ai trouvé un exemplaire de Homo Sapienne en français chez un bouquiniste, et j'ai décidé de l'acheter, aguiché par le résumé. Et après lecture, je me suis dit que je dois écrire quelque chose sur son histoire, notamment sur le traitement des personnages autres que lesbiens.

Le roman a été écrit en 2014 par Niviaq Korneliussen, lesbienne et inuite. Elle s'est attelée à l'écriture car elle ne trouvait pas de romans avec des thèmes LGBT en groenlandais, ce qui n'est pas non plus surprenant vu le peu de gens qui parlent la langue. Il se présente sous forme de cinq chapitres racontant plus ou moins la même histoire à Nuuk, petite ville de 20 000 habitants et accessoirement la capitale du Groenland. On y suit la romance entre Fia et Sara, la première découvrant son attirance exclusive pour les femmes avec tout les doutes que ça entraîne.

Je ne suis pas critique littéraire, donc je ne vais pas m'étendre sur l'écriture dont le style m'a semblé correct. Par contre, les thèmes abordés sont plus de mon domaine, et je pense que le traitement de certains personnages méritent qu'on les analyse.

Tout d'abord, il y a le personnage de Fia. C'est l'héroïne principale, et le roman commence par elle. Quand l'histoire débute, elle est en couple avec un homme mais elle ne le supporte plus, il la dégoûte et elle s'ennuie. Elle rompt avec lui et va vivre chez Arnak, une amie bisexuelle de son frère Inuk. Elle découvre son attirance pour les femmes et son lesbianisme au court du premier chapitre en tombant amoureuse de Sara, le personnage dont le chapitre termine le roman. Sara est en couple avec Ivik qui au début de son chapitre est présentée comme une lesbienne. Mais Ivik ne veut pas être touchée par Sara, et ça crée des tensions dans leur couple. Spoiler, on comprend en filigrane que c'est une dysphorie de genre. Inuk, le frére de Fia, est un jeune homme gay ayant une relation avec un homme politique local et qui est obligé de quitter l'île pour rejoindre le Danemark au moment où l'affaire s'ébruite lors d'une soirée à cause d'Arnak.

Et sur ce scénario, j'ai principalement 2 reproches et demi à faire.

La moitié de reproche, c'est vis à vis du personnage de Inuk. C'est assez bizarre car il se demande si Arnak a transformé sa soeur en lesbienne alors qu'il est lui même gay. On a donc un personnage d'homosexuel presque un peu homophobe, et c'est un cliché un peu bizarre selon moi. Son arc narratif est surtout une façon de dire du mal de la société groenlandaise, un passage qui n'est pas super bien passé dans le pays de ce que j'ai compris. Inuk parle des questions d'alcoolisme, de violence, de domination patriarcale, mais aussi de son incapacité à s'intégrer au Danemark.

Mes deux autres reproches sont sur les chapitres centrés sur Ivik et Arnak. Le premier parle de transidentité, le second de bisexualité (mais sans le dire très fort), de viol et d'alcoolisme.

Je vais commencer par Ivik afin de garder la bisexualité pour la conclusion. Ivik se présente comme la compagne de Sara au début de son chapitre1. Il vit avec elle, mais refuse d'être touché par elle (comprendre sur ses organes génitaux). Ça fâche beaucoup Sara, et Ivik tente de changer ça en buvant de l'alcool. Comme dit plus haut, on comprends qu'il s'agit d'une dysphorie de genre, mais ce n'est pas Ivik qui arrive à cette conclusion, mais Sara qui lui explique ça à la fin du chapitre. Le chapitre suivant parle de Sara aidant sa soeur qui vient d'accoucher, et comment ça lui fait comprendre ce qui traverse l'esprit de son ex. En effet, elle découvre que Ivik est un prénom épicène2, et ça fait tilt. Donc elle contacte son ex et lui dit. Elle en profite aussi pour se laver de toute culpabilité, alors que je trouve son insistance à vouloir toucher Ivik contre son gré assez malaisante.

Le fait que la transidentité soit finalement révélée par une lesbienne cisgenre me parait un peu bizarre et relativement à l'opposé de la conception qu'on a de ce genre de questions où les personnes savent par elles mêmes, où le genre est un ressenti profond hors de portée des autres. Mais Sara est visiblement une lesbienne magique. Le chapitre sur Ivik ne porte pas que sur ça mais il discute aussi de son adultère avec Arnak, et c'est une transition3 parfaite pour parler de ce personnage.

Arnak est l'amie de Inuk, celle qui héberge Fia après sa rupture. Elle est clairement bisexuelle même si le mot n'est jamais écrit dans le roman. De tout les personnages, c'est celle qui a le passé le plus tragique vu qu'elle a été violée par son père alcoolique et manipulateur. C'est aussi celle qui a la vie la plus dissolue, elle est incapable de garder un boulot, et sans doute également alcoolique. C'est elle qui va mettre en marche les histoires de tout le monde. Elle couche avec Ivik entraînant la rupture avec Sara ce qui permet à Fia de se mettre en couple avec elle. C'est elle qui va raconter le secret de Inuk durant une fête, entraînant son départ de l'île. C'est elle qui couche avec Fia et entraîne la réalisation de son lesbianisme. Mais en plus de cette centralité dans la narration, c'est un stéréotype de la femme bisexuelle. Pour commencer, elle coche les cases de l'hypersexualité féminine qu'on attache aux femmes bis, son désir est clairement écrit noir sur blanc dans le livre quand elle fait les courses dans le supermarché, et choisit la soirée ou elle va aller en fonction de l'amant qu'elle va y trouver. Elle coche aussi la case du manque de fidélité, vu qu'elle n'a pas de relation stable d'un point de vue sexuelle, romantique ou professionnelle. Elle ne se préoccupe pas des relations des autres, vu qu'elle sait que Ivik est en couple avec Sara et va quand même coucher avec.

Mais surtout, elle va trahir le secret de Inuk, à savoir sa liaison avec un homme politique, et ne pas pouvoir faire confiance aux personnes bies, c'est aussi un gros cliché.

La morale que je retiens du roman, c'est qu'il y a grosso modo 2 types de personnes qui aiment les femmes. Il y a d'un coté Fia et Sara, des femmes qui aiment les femmes et uniquement les femmes, qui n'ont pas de problèmes à part ne pas être sûr que l'autre l'aime en retour. Et il y a les autres, à savoir Arnak et Ivik, la première étant destiné à l'alcoolisme et à la bisexualité à cause de son père incestueux, et l'autre termine le roman seul car trans. Il n'y a que le couple Sara/Fia qui termine dans le bonheur. Les autres sont seuls, loin, ou coincés dans leur purgatoire personnel.

L'autrice indique sur le web qu'elle ne cherche pas à faire de la politique avec son roman, ce qui est sans doute vrai. Mais ça ne change rien au fait que le destin de ses personnages reste un choix de sa part, et que leur représentation a des impacts alignés avec les positions politiques de certaines lesbiennes féministes. Je trouve donc dommage que le premier roman en groenlandais sur un sujet LGBT soit aussi un roman où l'unique personnage bisexuel soit une compilation de clichés, surtout pour quelque chose sorti en 2014.

Et ce n'est pas le traitement qui me dérange, car après tout, c'est un premier roman. Ce qui me dérange, c'est cette impression de normalité de la biphobie qui me reste en lisant le livre, un rappel de son omniprésence dans les histoires queers. Je n'ai trouvé personne sur le web qui aborde ce point, mais je ne sais pas si c'est parce que personne ne s'en préoccupe, ou parce qu'il est impossible de trouver des choses sur le web en 2024. Mais je penche plus sur la première raison.

1

Et se genre au féminin à ce moment du livre, mais je vais employer le masculin par simplicité pour moi.

2

Je simplifie, ça vient de Ivinnguaq, un prénom féminin dont le diminutif Ivik peut être utilisé aussi par les hommes.