De l'identité TERF
Dans un précédent article, j'ai abordé ce que je pense être un angle assez oublié de la question de l'idéologie TERF et son articulation avec le féminisme. Mais entre-temps, j'ai trouvé d'autres angles de réflexions, notamment vis à vis des questions de complot.
Le premier concerne les infox (ou fake news en anglais), et les modèles économiquo-comportementaux qui les régissent (notamment le concept de marketplace of rationalisation), et le second concerne les liens entre la transphobie et les théories du complot.
Je vais commencer par les théories du complot, notamment via l'article de Lucie Ronfaut posté sur Numerama. Elle y expose pourquoi la transphobie a des liens avec les théories du complot, et pourquoi il faut en changer la perception afin de combattre le phénomène. Avant d'aller plus loin, j'aimerais revenir un peu sur les bases de l'article. Tout d'abord, appeler ça transphobie me parait pas très précis, car la transphobie, ça recouvre plus que des communautés en ligne qui tombent dans les théories du complot. On va parler de transphobie d'état, de comportement transphobes, et tout ne vient pas uniquement de groupes en ligne. Bien sûr, c'est un détail et on comprends bien ce qu'elle veut dire, mais ce qui me dérange plus dans sa formulation, c'est que ça occulte toute l'histoire des théories qui sous-tendent ce genre de mouvement transphobe. Elle pointe les injustices qui touchent les mères, sous entendant que ça explique l'émergence de la transphobie sur Mumsnet. Elle cite également Katie J. M. Baker qui va comparer Mumsnet avec la manosphère, un point qui me semble important d'approfondir (et que l'article ne creuse pas).
En effet, un des points qui revient dans les discussions autour de la manosphère est que la masculinité est en crise. Bien que ça soit un canard qui semble revenir tout le temps comme le montre ce thread et sur lequel Francois Dupuis-Dery a consacré un livre1, c'est une perception assez courante par les hommes qui composent les différents groupes masculinistes en question. Même si ce point est incorrect, il y a sans doute quelque chose à creuser. Si la masculinité change tout le temps, il n'y a pas de crise réelle, juste une impression de crise liée à une fausse perception d'une stabilité passée. Les groupes composant la manosphère se basent souvent sur la question de l'identité masculine et le besoin de la préserver, aussi flou que ça puisse être. C'est la définition même d'un mouvement conservateur.
Et je pense qu'on peut donc se poser la question de savoir si le TERFisme serait aussi une façon de conforter une identité féminine suite à une "crise". C'est peut être un hasard, mais le TERFisme moderne s'est développé au Royaume Uni sur un forum d'entraide entre femmes pour qui l'identité de mère est socialement importante, suffisamment pour être dans le nom du site. De même, le TERFisme des années 70 s'est développé dans des milieux homosociaux féminins, que ça soit le fameux Womyn Michigan Festival ou les cercles autour des études de genre. Donc il semble que le TERFisme apparaît conjointement à l'investissement dans une nouvelle identité par une personne, que ça soit celle d'être mère, ou celle d'être militante/chercheuse. Ces identités sont aussi des identités en changement quasiment permanent. Les études de genre sont par définition exploratoire donc en changement, et l'éducation des enfants est une tâche qui change sans arrêt, aussi bien à l'échelle historique qu'à une échelle personnelle. Pour moi, ce sont des facteurs pouvant aggraver la perception d'une crise. De même, on néglige le coût psychique des deux situations, que ça soit la gestion des enfants ou de se découvrir comme plus dominé qu'on croit2.
Je vais laisser ce point ici, et maintenant me pencher sur un second article sur la désinformation. L'auteur y parle de sa thèse, notamment du concept de "place de marché émergente de la rationalisation". Il faut prendre place de marché au sens abstrait et économique, c'est à dire comme un lieu abstrait où on offre des biens ou des services. Par exemple, la fameuse "marketplace of ideas" serait l'ensemble des idées qu'on peut trouver aussi bien sur internet qu'en dehors. Il y a selon lui une demande naturelle des êtres humains pour une rationalisation de leurs propres croyances (c-à-d à trouver des raisons et des explications cohérentes pour justifier leur position à eux mêmes et au reste du monde). Suivant ce constat, il postule qu'il existe des acteurs qui vont chercher à combler ces besoins, via notamment des news biaisées et/ou fausses. La conséquence de ce marché est qu'il existe un lien entre la construction de l'identité (notamment politique) et les choix médiatiques. Et quand on examine les théories du complot sous ce prisme, on voit que leur attrait n'est pas le fait d'être vraies (car elles ne le sont pas), mais dans le fait de fournir des explications qui donnent une forme de sérénité par rapport au monde. En effet, comprendre comment le monde marche réduit le stress lié à l'incertitude, même si l'explication est fausse3.
Comme les TERFs sont organisés autour de théories du complot, alors se pose la question des caractéristiques du marché de rationalisation associé, c-à-d la nature des croyances qui ont besoin d'être renforcé. Pour moi, il y en a principalement deux. La première, c'est l'immuabilité de la caractéristique sexe/genre et le fait que ça soit un fait biologique et non une construction sociale qu'on peut changer. Ç'est un principe fondateur de ce courant, je pense qu'il n'y a pas besoin d'en parler plus.
Le second point, c'est l'essentialisme manichéen et les conséquences de la dichotomie homme/femme. Il y a divers variations à ce niveau, mais tout peut se résumer dans l'affirmation que les hommes et les femmes sont totalement différents, et que les hommes sont tous des agresseurs comme déterminé par la biologie. D'où leur transphobie, car comme on ne peux pas changer (cf croyance 1), alors les femmes trans sont des agresseuses car des hommes (point 2).
Un point qui revient souvent dans les propos des TERFs, c'est le sentiment d'être assiégé (comme la manosphère). Leurs ennemis, les activistes trans/queer, sont partout, ils ont pris le contrôle de la société, et elles sont en minorité et injustement attaquées. Les propos parlent de "défendre les espaces ségrégés". Encore une fois, c'est une croyance complotiste et un marché existe pour justifier cette croyance. C'est aussi via cette croyance qu'on retrouve la création d'un exogroupe et d'un endogroupe. À son tour, ce mécanisme de groupe est au coeur du pipeline de conversion depuis certains forums vers des groupes privés sur Facebook comme l'a exploré Caelan Conrad dans une vidéo.
En général, c'est le premier point qui est remis en cause, mais le souci est que le second est aussi problématique comme je l'ai expliqué il y a quelques semaines. Et comme dit à la fin de mon article, je doute que le second point soit remis en cause de si tôt. Mais peut être qu'il n'y a pas besoin de remettre les deux points en cause, mais simplement de répondre au besoin de rationalisation profond.
Et j'en arrive à un troisième document, sur la généalogie de l'idéologie TERF. On va souvent créditer Mumsnet pour la résurgence récente en UK, et une reprise des thèmes par la droite et l'extrême droite, mais il y avait aussi une communauté TERF sur Tumblr comme l'explique Jennifer Earles dans son mémoire "TERF Wars: Narrative Productions of Gender and Essentialism in Radical-Feminist (Cyber)spaces". Le papier est assez long (208 pages), mais il trace la circulation des idées et l'origine du mouvement. Et en effet, elle pointe comment les questions autour des femmes trans se sont propagés de groupes en groupes, et de génération en génération. Bien que je ne puisse pas le prouver, il est possible que des TERFs de Tumblr en 2009 soit devenues des mères de Mumsnet 7 à 10 ans après. L'autrice souligne que contrairement aux années 1970, les personnes discutant sur Tumblr avaient accès aux écrits des féministes TERFs des générations passées, ce qui a permis d'asseoir Tumblr comme place de marché de la rationalisation.
Comme je viens de trouver ce document, je n'ai pas eu le temps de le lire en entier. Cependant, ce que j'ai lu semble aller dans mon sens, et montre que les questions contemporaines d'accès à des espaces ségrégés n'ont rien de récente. Par exemple, la question des toilettes a été abordée dans les discussions il y a 20 ans dans la publication féministe examinée par l'autrice. Le fait de revoir la discussion revenir sur le tapis me rappelle fortement ce que Lily Alexandre explique dans une vidéo récente, à savoir que la communauté LGBT semble plus ou moins amnésique.
Au vue de tout ça, je voudrais conclure sur le fait qu'au delà d'un groupe regroupé autour d'une idéologie, les TERFs/GCs se sont aussi organisés en tant que groupe social. Leurs motivations sont à la foi d'ordre personnel vis à vis de leur propre identité et de sa rationalisation, mais aussi d'ordre politique en partie par leur proximité avec des théories féministes. Il existe d'autres exemples, et Magali Della Sudda en présente 3 dans son ouvrage Les nouvelles Femmes de droite sur les militantes qui se réclament du féminisme mais qui visent surtout à maintenir la séparation des genres, ce qui est une façon de rationaliser leur position sociale. Et je pense qu'il est important d'interroger les mécanismes de ce genre de dévoiement, car si ça arrive pour le féminisme, il est probable que ça arrive ailleurs.
que je n'ai pas encore lu au moment où j'écris ces lignes.
un point qui s'applique aussi aux masculinistes, car ce qui compte n'est pas la domination réelle mais perçue.
ce qui expliquerais aussi comment les religions et les croyances sont apparues dans sans doute toutes les cultures.