De l'injonction à la monosexualité ordinaire
Certains corps de métiers impliquent de voyager souvent, et parfois, de ne pas voyager tout seul. Et qui dit partage de lit dit non-dit autour de la sexualité, et nous allons voir comment la bisexualité vient compliquer tout ça.
Il est souvent tentant pour une entreprise ou un groupe de demander de partager les chambres pour des questions budgétaires. En effet, un voyage en France va coûter au grand maximum 200€ de train si le billet est pris en avance, et 60 à 100€ par nuit et par personne pour un hôtel. De mon expérience, le coût d'une chambre pour deux est marginalement supérieur à celui d'une chambre pour une personne, ce qui me permet d'avoir un grand lit à chaque fois. Hélas pour moi, j'arrive rarement à avoir une seconde personne pour la nuit. Sur un voyage de 3/4 jours, le coût de l'hôtel dépasse assez vite le coût du trajet.
Donc le partage de chambre permet de faire chuter les coûts de façon assez significative, et c'est une solution utilisée par les associations, les ONG, les voyages entre amis et parfois dans le travail.
Mais autant les voyages privés entre amis se font dans un cadre où tout le monde se connaît et on arrive à trouver un terrain d'entente ou s'arranger avec son argent, autant on peut pas forcément dire ça du travail. Et il est donc assez courant de faire des partages de chambre basés sur le genre des employé-e-s qu'on suppose tous hétérosexuel-le-s. Mais ça semble tellement une évidence pour tout le monde qu'on ne sait pas vraiment pourquoi on le fait.
En France, ça commence sans doute par des restes de séparations genrées, au même titre que les articles du Code du Travail sur les toilettes en France. Mais il est probable que ça ne soit pas que ça, et qu'une partie des raisons vienne d'un cadre hétéronormatif où des paires hétérogènes vont être vues comme louches là où des paires homogènes ne vont pas l'être. 2 personnes célibataires de sexe opposé qui partagent leur chambre est un bon moyen de lancer des rumeurs, surtout si ça arrive souvent. Mais c'est un souci, car une fois qu'on prends en compte toutes les autres orientations sexuelles, les fondements perdent assez vite leur sens.
Par exemple, est ce que 2 lesbiennes partageant une chambre va être aussi louche qu'un couple hétero ? Sans doute que oui, peut être que non. Qu'est ce qui arrive si au final on remplace une des lesbiennes par un homme hétero, est ce que des rumeurs vont démarrer d'une autre façon, surtout si la lesbienne demande explicitement ? Non pas que ça soit mal d'être bie, mais dans la mesure où les relations entre femmes sont vues comme moins importantes et moins "réelles", c'est un point à prendre en compte pour interroger ce qu'on imagine possible.
Bien que je n'aurais pas de souci si un-e partenaire a une aventure au travail (j'aurais même tendance à lui faire un high five), je suis sur que ce n'est pas le cas de tout le monde, et savoir que son ou sa partenaire a partagé la chambre avec quelqu'un d'autre peut aussi être mal vu si on fait preuve de jalousie ou d'insécurité. C'est un point encore plus important pour les personnes bies à qui on risque de reprocher d'avoir quelqu'un d'un autre genre que le sien dans la chambre.
Si le coeur du raisonnement est que les personnes sont plus confortables quand il n'y a pas de partage avec un risque d'attirance, cela implique qu'une personne bie ne devrait jamais partager de chambre, car c'est bien connu, on peut sauter sur tout ce qui bouge donc on va le faire.
Une solution envisageable serait de placer ceux et celles qui partagent une chambre au centre de la discussion. Après tout, si 2 personnes sont confortables avec un partage de chambre, il n'y a pas de raison de refuser, chacun-e gère sa tambouille de manière privée. Mais on se retrouve assez vite avec des risques de dérives homophobes. Par exemple, si dans un groupe d'hommes, personne ne veut se retrouver à partager une chambre avec un mec gay, c'est assez moche pour lui. Et pourtant, c'est ce qui peut arriver si les gens peuvent choisir.
On pourrait imaginer que chaque déviation de la politique de partage de chambre requiert d'être expliquée et argumentée auprés d'un responsable. Dans un monde idéal, cela va éviter d'avoir de l'homophobie sournoise mais ça implique de mettre la personne qui tranche au courant (et donc de sortir du placard), et sans doute aussi chaque personne impliquée. C'est donc relativement problématique.
Il semblerait que toute possibilité de choix soit vouée à avoir des soucis. Laisser les gens choisir, c'est risquer les dérives. Ne pas laisser les gens choisir, c'est tomber dans tout un tas de cas où ça va poser souci.
Et une fois qu'on rajoute dans l'équation les personnes non binaires et/ou trans, des nouveaux axes de discussion en plus apparaissent. Mettre dans la même chambre une femme trans et une homme cis qui n'est pas au courant va poser la question du confort de la femme trans et des risques de transphobie, mais aussi des risques de rumeurs propres à ce genre de paire sur l'homme en question (via l'interrogation transphobe de savoir si un homme qui couche avec une femme trans est gay).
Et de mon expérience, determiner qui a droit à une chambre non partagée est une source de conflit car le fait de ne pas partager la chambre est vu comme un privilége. Donc des solutions où on va isoler les personnes issues de minorités sexuelles en leur donnant une chambre à part risque aussi d'alimenter une certaine jalousie en plus de demander d'être out au travail pour en bénéficier.
Il n'y a pas de bonne solution sauf à interdire les partages. Mais c'est économiquement peu viable surtout pour des structures avec peu de moyens.
Une société où la bisexualité serait acceptée et vu comme le défaut résoudrait beaucoup des soucis présentés. Plus de partages basés sur les questions de savoir qui pourrait coucher avec qui vu que tout le monde par défaut pourrait coucher avec tout le monde. Plus de risque de gay panic defense si tout le monde est potentiellement gay. Il ne reste plus que les questions en dehors de ça, mais c'est inhérent au partage de chambre plus qu'à une division genrée.