Manic Pixie Dream Bi

Pourquoi pas les 2 ?

Avec la fin de l'année qui arrive, j'ai un peu plus de temps pour flâner sur le web, et je suis tombé sur la mini série J'ai deux amours d'Arte. Centrée sur un homme bisexuel, la série se présente comme une comédie de mœurs contemporaine, et ayant toujours voulu avoir un vaudeville moins hétéronormé, je ne pouvais que me jeter dessus. Et je vais donc vous en parler aujourd'hui.

Le série raconte les affres amoureuses d'Hector, urgentiste strasbourgeois en couple avec Jérémie depuis 5 ans. Avec leur coloc et amie Anna, ils essayent de fonder une famille à trois en allant dans une clinique en Belgique. L'équilibre de ce petit monde est rompu quand Hector recroise Louise, son ex d'il y a 20 ans avec qui il entame une relation adultère, le poussant à avoir une double vie pendant 1 an. La série est disponible sur Arte.tv jusqu'en janvier 2023, donc j'invite à aller regarder avant que ça ne disparaisse, car je vais largement détailler l'intrigue aujourd'hui.

Le premier point qui m'a sauté aux yeux, c'est le décor. Passant une bonne partie de mon temps à Strasbourg, je n'ai pu m'empêcher de chercher à reconnaître et à situer les différents lieux de l'action. Le verdict est sans appel, il y a des passages qui n'ont pas de sens. Par exemple, l'appartement de Louise est à coté du Pont Saint Nicolas, soit à 1 km de celui de Jérémie et Hector qui est lui rue Paul Muller Simonis. Il n'y a pas besoin de prendre sa voiture pour aller de l'un à l'autre. Son restaurant-bar est à coté de la rue de la Courtine, à distance de marche de son appartement. Elle n'a donc pas besoin de prendre sa moto. Et la scène de l'accouchement fait passer les personnages par le quai Saint Etienne, une rue qui n'est pas vers le chemin de l'hôpital le plus proche (ou le plus loin). Finalement, il y a 5h de route entre Strasbourg et Bruxelles, donc la séquence qui implique un aller retour dans la journée n'est pas vraiment réaliste.

Je note que par contre, la scène sous les arcades dans l'épisode 3 est réaliste, minus le fait de traverser la rue inutilement, et qu'il n'y a pas de ruelles étroites dans ce coin de la ville, ni de boite de nuit gay (que je sache). Mais je suppose qu'en dehors des personnes psychorigides connaissant Strasbourg1, ce ne sont que des points de détails, et il y a des questions plus importantes, à commencer par les bases du scénario.

L'histoire repose sur l'adultère d'Hector avec par dessus la question de sa bisexualité. À priori, on pourrait se dire qu'il s'agit d'un stéréotype problématique, mais je pense qu'il faut remettre tout ça dans son contexte. Par exemple, bien qu'Hector soit celui qui ment le plus, les autres personnages ont aussi leurs secrets. Anna ment quand elle dit qu'elle a largué son ex, et qu'elle a vu son ex en pleurs dans son appartement. Jérémie et Anna mentent quand ils cachent qu'ils ont couchés ensemble pour qu'Anna tombe enceinte après une soirée un peu arrosée2. Louise cache l'existence de son fils et le fait de l'avoir laissé au Québec quand il était jeune. Même Benjamin va mentir à Hector et sa mère pour permettre leurs retrouvailles. Et même si tout tourne autour de son mensonge, Hector semble surtout poussé à mentir car il ne pense pas qu'on puisse accepter ses désirs tel qu'il les vit, et que vivre une double vie est plus simple. C'est une remise au goût du jour d'une intrigue basée sur le fait d'être dans le placard dans un monde qui accepte l'homosexualité sans pour autant envisager d'autres formes de relations.

L'interview que le scénariste a donné pour Komitid parle explicitement de la biphobie, et c'est en effet un thème qui est abordé plusieurs fois. Quand Hector dit à Jérémie qu'il a couché avec une femme, ce dernier pense que c'est une blague, montrant l'impensé de la bisexualité masculine pour lui. De même, durant une scène du premier épisode (vers 21 minutes), Hector est forcé de faire un coming out car un autre homosexuel présent, Medhi, le reconnaît pour l'avoir vu au bar ou il a bossé avant3. L'idée qu'on puisse être bi n'est pas quelque chose qui lui vient à l'esprit, et il pousse donc Hector à avouer qu'il a couché avec des hommes. En dehors de faire avancer le scénario, ses motivations sont assez flous, car je pense que la majorité des personnes LGBT+ vont éviter d'outer les autres, sauf si il y a une bonne raison (comme protéger Louise). La découverte choque Louise qui part en colère, en demandant si elle est juste une expérience pour lui, puis en déclarant qu'elle n'a pas ce qui lui faut de toute façon.

Ce sentiment d'inadéquation que j'ai déjà croisé personnellement se retrouve aussi dans une seconde scène (vers 38 minutes du premier épisode) où Louise et Hector sont nus sur un lit. Louise annonce qu'elle a une surprise, et revient en portant un gode ceinture. Hector lui dit qu'il comprends, mais que ça n'a pas d'importance car il ne se demande pas si elle a des choses en plus ou en moins. Louise est une personne forte et sûre d'elle. Elle est consciente des désirs qu'elle provoque (cf la remarque sur ses seins dans le premier épisode, ou la drague d'un fournisseur plus tard), elle roule en moto (symbole de coolitude virile), elle a sa propre entreprise, et elle aime sa liberté (et apprécie justement de ne pas voir Hector tout le temps). Mais la bisexualité d'Hector semble bouleverser sa compréhension de leur relation.

C'est aussi ce qu'on constate du coté de Jérémie quand il dit que Hector veut que tout le monde l'aime, et que c'est une lubie4. Jérémie pense qu'il n'est pas suffisant pour Hector, et ça le bouleverse. Par la suite (31 minutes de l'épisode 3), Anna fait explicitement remarquer que ce qui a vexé Jérémie, c'est le fait qu'Hector soit bi, et qu'il l'a trompé avec une femme plutôt qu'avec un homme. Elle souligne que c'est un point qu'il devrait comprendre vu que ni lui ni elle n'ont choisi d'être homosexuels, et qu'ils ont eux même couchés ensemble. Elle pointe directement la biphobie sous jacente de sa réaction (bien qu'avec 3 mois de retard). Et même Hector n'arrive pas à se dire bi au début, on le voit dire le contraire dans une scène ou il en parle avec sa collègue Françoise.

En dehors de la question de la biphobie, d'autres aspects de la série soulignent son authenticité comme la justesse du parcours de PMA/GPA du trio Jérémie/Hector/Anna, les lieux de certaines scènes (un sauna qu'on suppose gay5, un bar/boite de nuit underground pour hommes). Anna rencontre Marie sur une application de rencontre, et Jérémie se pose aussi la question d'y aller à un moment. Et c'est d'ailleurs aussi la présence de lesbiennes qui rends la série plus réaliste qu'Uncoupled où il n'y a quasiment pas de personnages lesbiens. On a même droit à une remarque rapide sur le fait qu'il n'y a pas assez de monde à l'hôpital public au début de la série.

Il serait tentant de se poser la question de savoir si la justesse indique la présence de personnes LGBT+ à la réalisation ou au scénario, et je ne vais pas dire que je n'ai pas été voir. Néanmoins, je n'ai rien trouvé du tout, et dans la lignée de la dernière vidéo publiée par Rowan Ellis sur la spéculation queer, je ne vais pas chercher plus.

Un point qui m'a semblé aussi intéressant est le personnage de Jérémie. Dans une histoire avec un triangle romantique, on retrouve souvent 2 femmes et 1 homme comme le réalisateur le dit dans une entrevue. Et c'est peut être la qu'il faut chercher ce que je perçoit comme une forme de féminisation de Jérémie. Il fait le ménage et s'occupe du linge quand il est stressé, il travaille comme boucher, donc au contact de la nourriture et on voit qu'il fait des madeleines et la cuisine dans la séquence finale, le tout pointant vers une forme de domesticité qu'on a tendance à associer au féminin. Il est celui qui se remets en question quand la relation patine, et semble beaucoup plus impliqué dans la gestion des enfants qu'Hector, ce qui traduit aussi une maturité émotionnelle encore une fois associé au féminin. Lors d'une séquence ou il parle avec Louise, on apprends que Jérémie est aussi plus souvent un bottom qu'un top, même on comprends à demi mot que ça change après la rencontre avec Louise.

Il est positionné dans le rôle de la femme délaissée par son mari, mais paradoxalement, c'est le personnage le plus masculin du casting. Il est grand, plus grand qu'Hector. Il est barbu alors qu'Hector est imberbe. Et même si la boucherie est un travail avec la nourriture, la viande est généralement associée à la masculinité. C'est Hector qui est choisi pour être le père biologique de l'enfant avec Anna, ce qui relègue Jérémie dans un rôle de non-homme dans le plan initial. Tout comme le personnage de Louise est celui d'une femme avec des aspects masculins (indépendance, etc), Jérémie est celui d'un homme avec des aspects féminins. Le passage ou Jérémie se sent menacé par la présence de Marie dans son couple de fait avec Anna (vers 34 minutes du 3ème épisode) en devient d'autant plus intéressant. Jérémie est seul, abandonné par tous. Il tente de draguer sans succès dans un bar, et ses amies sont toutes en couple (Anna avec Marie, Louise avec Hector). Et il s'aperçoit finalement que pour ne plus être seul, il a besoin d'Hector, ce qui aboutit à la subversion des injonctions au régime de couple hétérosexuel (vu qu'Hector, à nouveau en couple de fait avec Louise, décide de poursuivre et rejoindre Jérémie sous la pression et avec l'accord de Louise). Néanmoins, il faut reconnaître que positionner un homme gay comme un peu féminin, ce n'est pas non plus la subversion ultime.

La fin de la série est remarquable. 3 mois après les ruptures et l'accouchement de Louise et d'Anna, les membres du trouple principal sont malheureux. Hector est dépressif et squatte chez Françoise, Jérémie se sent seul, et n'a pas digéré la rupture. Louise a du mal à gérer l'enfant et décide de reprendre contact avec Jérémie et Anna. Des liens entre Jérémie et Louise se tissent, leur relation (non amoureuse) se basant sur leur ex-amant commun. Hector tente de reprendre contact avec Louise par le truchement de son fils, et elle accepte finalement la situation. Puis Jérémie découvre que Louise voit Hector lors d'une visite nocturne alors qu'il est au plus bas. La découverte le fait partir en courant, et il va se réfugier symboliquement dans une boite de nuit gay, avec Hector qui le retrouve et ils s'embrassent. La série se termine avec tout le monde sous un même toit pour le week-end. Le réalisateur parle d'un cliffhanger, mais je pense qu'il a visiblement loupé le symbolisme caché dans la séquence. On voit tout le monde (Hector, Louise, Jérémie, Marie et Anna) dans un grand gîte fourni par Françoise, avec Marie qui dessine un schéma de la polycule sur une table de cuisine. Tout le monde semble accepter la situation, et la scène finale se termine par Louise et Jérémie qui demande à Hector avec qui il dort, le cliffhanger étant qu'il ne réponds pas. On pourrait y voir un symbole de l'impératif au choix, mais c'est justement le fait de ne pas répondre qui est le symbole le plus fort de la fin, car la conclusion est que la question n'amène pas de réponse, il n'y a pas besoin de le dire. Plus tôt dans la série, Jérémie dit qu'il sait qu'Hector l'aime encore, et Louise dit juste avant qu'on s'aime comme on peut. Il me parait clair que tout le monde a fini par accepter la situation, et que la question n'est qu'une demande d'ordre pratique pour le week-end.

Un article du journal Le Parisien dit que la série "aborde avec audace et sans tabou des sujets sensibles comme l'homosexualité, la bisexualité ou l'homoparentalité". Même si je veux bien croire que les choses ont changés en 4 ans, je n'ai pas le sentiment que le plus audacieux dans la série soit le fait de parler de personnes LGBT+. Même 5 ans après les manifestations contre la loi Taubira, l'homosexualité était suffisamment acceptée en France pour qu'on n'est pas vraiment besoin de qualifier ça de sensible, sauf à reprendre le positionnement des conservateurs. Gazon maudit est sorti au cinéma en 19956, et le film se termine également sur la création d'un trouple. Que je sache, il n'a pas fait scandale à sa sortie, et même si la Manif pour tous m'a surpris et a été un traumatisme pour la communauté LGBT+, j'ai le sentiment que c'était plus un reflet des moyens et d'une meilleure organisation des groupes conservateurs qu'un rejet par la majorité du pays.

Par contre, ce qui est audacieux, c'est le fait de montrer le polyamour comme une solution en 2018. Comme le dessinateur Laurier the Fox l'explique dans un thread sur Twitter, il y a encore beaucoup d'obstacles juridiques pour les couples polys. C'est un point totalement passé sous silence par l'happy end de la série, où les questions sont résolues hors champ. J'aurais aimé avoir un peu plus sur le sujet, mais il y a déjà beaucoup dans le scénario, je ne vais pas faire mon difficile.

Pour finir, je trouve la série assez bien faite, et elle m'a souvent ému au point de me faire sangloter7. Elle n'est pas parfaite, mais présente un mix rafraîchissant d'histoires et de personnages LGBT+ en dehors des sempiternelles questions de coming out. Je n'aurais qu'une question pour conclure, est ce que le titre est un hommage à Joséphine Baker, ou un jeu de mots subtil sur une chanson paillarde vu que l'action se passe à coté du quartier de Cronenbourg qui donne son nom à la bière ?

1

C'est à dire moi et sans doute 2 personnes sur la planète.

2

Les 2 personnages sont montrés comme consentants et assez sobres, donc je pense qu'on ne peux pas parler de viol.

3

D'ailleurs le bar en question, le Zanzibar, a existé, mais il a fermé avant 2018, et ce n'était pas un bar gay.

4

Des paroles d'une assez rare violence selon moi.

5

Mais en vérité, les bains municipaux de Strasbourg.

6

Et je viens d'apprendre que le film s'appelle "French Twist" en anglais, car le jeu de mots du titre est intraduisible.

7

Ce qui en dit peut être autant sur ma solitude que sur la série.