Manic Pixie Dream Bi

De l'antisémitisme comme moule des discriminations

En ce jour de pluie et de marche des fiertés à Paris, j'ai décidé de rester chez moi pour divers raisons de santé (une façon plus classe de dire que j'ai du choper un rhume à cause du temps pourri). Pour occuper le temps de façon joyeuse, j'ai décidé de regarder un documentaire d'Arte en 4 parties sur l'antisémitisme afin de coller à l'actualité.

Je ne vais pas parler du sujet directement, mais le début du documentaire m'a fait réfléchir sur les liens entre certains clichés recyclés dans le cadre des discriminations envers les personnes LGBT et l'antisémitisme.

Le premier point que j'ai noté, c'est le lien entre l'anti-judaïsme (comme on disait à l'époque) et les vampires. Une des plus anciennes croyances concernant les juifs est celle des meurtres rituels et l'usage de sang dans la recette du pain azyme. Comme l'indique le reportage, les premières traces de cette accusation remontent au premier siècle après JC à Alexandrie, où il est question de littéralement consommer le sang d'un chrétien. Le reportage évoque rapidement le vampirisme en passant, mais dans la littérature et le cinéma moderne, le vampirisme a souvent été lié à une sexualité déviante comme l'explique Verily Bitchie dans sa vidéo sur le lesbianisme et les vampires et celle sur Dracula et la bisexualité.

Plus tard, le documentaire aborde la question de l'anxiété de l'Église catholique au début de la période moyenâgeuse, car on ne pouvait pas vraiment distinguer les chrétiens des juifs dans certains pays. Les rites étaient assez proches (ce qui est logique quand on regarde la généalogie des deux religions), il n'y avait pas de signes distinctifs ou de quartiers spécifiques, et c'est un point que l'Église déplore spécifiquement lors du Concile de Latran de 1215. On retrouve cette anxiété dans certaines réactions face à la bisexualité (notamment vis à vis des mecs bis dans le placard), dans le sens où on ne peux pas savoir si quelqu'un est bi juste en regardant son couple ou son historique.

On peut aussi voir des parallèles entre l'histoire des Marranes (des juifs ibériques) à Belmonte qui ont du pratiquer leur foi de façon cachée et divers pratiques de double vies que ça soit les tasses à Paris ou le fait d'être dans le placard.

Pour en revenir à l'Église catholique, on retrouve aussi la peur de la contagion à cause des conversions du christianisme vers le judaïsme, une peur actuellement recyclée par des TERFs vis à vis des personnes trans à travers le concept de Rapid-onset gender dysphoria. C'était aussi une peur des nazis vis à vis des homosexuels, et une idée qu'on retrouve aussi dans l'Angleterre des années 20, vu que tout l'argumentaire visant à interdire la circulation de The Well of Loneliness tourne autour de ça. D'ailleurs, un article sur le sujet qui compare l'argumentaire de 1928 pour la censure de l'œuvre et celui des organisations anti-gay US des années 2000 comme le Family Research Council pointe la construction des personnes gays comme une minorité riche avec du pouvoir et les liens avec le juif dans l'imaginaire antisémite (page 67, note 367 du document).

En fait, le concept même de complot juif est à mettre en parallèle avec celui de lobby gay. Comme le souligne Slate, les antisémites voient le juif comme un ennemi de l'intérieur qui complote en secret. On retrouve la même idée derrière le concept de lobby gay, celle d'un groupe qui conspire pour dominer le monde. La peur des homosexuels vivant en secret et pouvant s'organiser est d'ailleurs exprimé par des dirigeants nazis, une position qui n'était pas reflétée dans les discours publiques de propagande mais bien présente dans les discussions en privé.

Et le dernier point qui m'a sauté aux yeux est l'hostilité envers les juifs alors même qu'ils étaient absents de certains pays suite à leur expulsion. C'est une dynamique qu'on retrouve aussi dans les divers discriminations envers les personnes LGBT, où le fait de connaître une personne LGBT va diminuer les discriminations comme le souligne l'APA. Avec le recul, je pense qu'on peut dire que c'est sans doute une des raisons de l'hostilité des participants de la Manif pour tous en 2013 comme l'aborde la saison 3 de Quouïr. Dans un épisode, Augustin évoque le changement au sein de sa famille après son coming-out, et on peut supposer que le non dit autour de l'homosexualité dans certaines familles a aussi comme effet de maintenir les discriminations dans un plus grand groupe.

Et en pensant à tout ça, j'ai commencé à me demander pourquoi est ce qu'il y a tellement de liens. Une façon d'envisager la question est de regarder les modalités de construction des discriminations. L'antisémitisme n'a pas tant pour objet les juifs dans la vie réelle que le juif en tant que figure fantasmé. Le fait que Bill Gates soit référencé par certaines théories du complot en reprenant des codes antisémites montre bien que ce n'est pas tant la réalité qui compte que la perception de la richesse dans un imaginaire où le fait d'être riche et philanthrope est rattaché au fait d'être juif. Contrairement à Georges Soros, Bill Gates n'est pas juif mais ils apparaissent ensemble dans cet imaginaire.

De même, les discours conservateurs concernant les personnes LGBT sont plus concernés par un imaginaire des personnes LGBT comme étant luxurieuses qu'avec la réalité. Tout comme il existe des personnes riches et juives, il existe des personnes LGBT et portées sur la luxure (et tant mieux pour elles). Mais dans les 2 cas, ce n'est pas la majorité, ni même une déviation statistiquement significative par rapport à un groupe de référence.

Et si on ajoute la prégnance du discours antisémite chez les penseurs d'extrême droite, on peut imaginer comment les idées vont se combiner et se mélanger. Une fois qu'on a un schéma de pensée pour expliquer le monde, son recyclage coule de source. L'idée d'avoir une divinité comme figure parentale est plus ou moins une constante dans les religions autour du monde, sans doute parce que la majorité des enfants grandissent avec l'idée dans le cadre de la famille. De même, le fait de baigner dans l'idée d'un ennemi externe comme explication de ce qui arrive dans le monde fait qu'on va facilement changer de cible vu que le point important n'est pas l'ennemi, mais le fait qu'un tel ennemi existe.

Par exemple, une des accusations communes contre les juifs au Moyen Âge était celle de l'empoisonnement des puits, ce qui lie l'antisémitisme à un imaginaire de la contagion et de la corruption. C'est également le même imaginaire qui a été mobilisé dans la crise du SIDA où les hommes bis ont été accusés de passer le VIH, ainsi que les juifs, si j'en crois Wikipedia. C'est aussi la même idée qu'on retrouve quand des rabbins et des pasteurs évangéliques expliquent que les désastres naturels sont causés par la communauté LGBT1. Il n'est pas important que ça soit vrai, juste d'avoir un bouc émissaire, et le bouc émissaire n'importe pas tant qu'on peut construire son altérité en reprenant des schémas connus de son audience.

Il est aussi possible que les modalités de l'identité soient des points importants. Dans les 2 cas, on parle d'un groupe2 à l'identité perçue comme transnationale qu'on peut rejoindre dans un cas par la conversion (et donc, de suivre certains rites) et dans l'autre via des actes spécifiques et a-historiques. Dans le cadre des questions LGBT, tout coming out va être perçu comme un changement car dans un monde cis-hetero-normatif, tout le monde va être supposé cis et hetero par défaut. La question de l'orientation comme determiné à la naissance prends donc une dimension supplémentaire. Il s'agit aussi dans les 2 cas de pratiques privées et non visibles au premier abord sauf si la personne en décide autrement, un point à contraster avec le fait d'être une femme ou d'être noir qui reste des stigmates (au sens sociologique) lisibles sur le corps de la personne.

Et mon hypothèse est donc que les fantasmes liés à des actes d'ordre privé entrainent le même genre d'accusations, car ce n'est pas l'acte qui est important, mais le fait qu'on ne puisse pas distinguer qui est qui.

Il faut aussi noter les limites de la comparaison, car même si il y a des ressemblances, il existe des modalités propres à chaque groupe. Le régime nazi a massivement retiré des œuvres d'artistes juifs pendant qu'il était au pouvoir, mais c'est une exception dans l'historique des discriminations que subissent les juifs depuis 2000 ans. Au contraire, la censure des écrits pro LGBT a une longue histoire (entre le code Hayes, les lois de moralités, les paniques conservatrices, le filtrage des réseaux). On pourrait pointer que le fait de créer des ghettos est une forme de censure de la vie publique à une époque où les médias n'étaient pas vraiment aussi présent que maintenant, mais je ne sais pas si c'est une analogie qui tient la route.

Je pourrais sans doute discuter longtemps sur le sujet, mais il se trouve qu'en surfant à la recherche de livres à mettre de coté pour plus tard3, je suis tombé sur Queer Theory and the Jewish Question que je n'ai pas encore lu. Je suppose qu'une partie des questions va trouver ses réponses dedans, et sans doute encore plus de questions.

1

Une accusation intéressante à envisager si on considère les X-Men comme une allégorie de la communauté LGBT et que Storm manipule la météo.

2

Du point de vue de l'imaginaire discriminatoire, car je sais bien que ni les juifs, ni les personnes LGBT ne sont des monolithes.

3

Je parle de la pile de 320 livres à lire sur ma liseuse.