Les garçons ne pleurent pas ?
J'ai commencé à lire il y a quelque temps Boys don't cry, un ouvrage en édition ouverte et contrairement à ce qu'on pourrait croire, en français. Et bien que je n'ai pas lu tout le livre encore, il me laisse songeur sur beaucoup de points, et tends à confirmer mon opinion sur les livres en Open Access.
Au moment ou j'écris ces lignes, je n'ai lu que la première partie du livre et le début de la deuxième. Mais j'ai pu néanmoins noter quelques constantes, comme l'alternance entre le traitement en effet "sans tabou" et les discours finalement assez classiques comme celui sur les masculinistes au Québec.
J'ai été assez frappé par le chapitre écrit par Francis Dupuis-Déri, car il sonne vraiment comme un disque rayé, en reprenant exactement les mêmes choses que dans "Les antiféminismes. Analyse d'un discours réactionnaire" et sans doute dans "La crise de la masculinité. Autopsie d'un mythe tenace" ou dans "Antiféminismes et masculinismes d'hier à aujourd'hui", 3 ouvrages qu'il a co-écrit, co-dirigé ou écrit. Et c'est d'autant plus curieux qu'il a pourtant écrit d'autres choses, comme j'ai pu le découvrir en allant voir sa fiche Wikipedia, mais aussi en croisant son nom dans un texte de David Graber sur la démocratie.
En voulant voir si il avait un avis sur la question de la transidentité, je suis tombé sur un entretien dans une publication en ligne ou il écrit une longue réponse sur le sujet à base "c'est compliqué". Par acquis de conscience, j'ai été voir le site où l'entretien a été publié, et le 13 mars 2023, un article qui fleure bon l'idéologie TERF a été mis en ligne. Ce n'est pas la première fois, il a aussi posté un article sur Sisyphe, là où on trouve sans surprise des articles comme celui là de 2012, celui ci de 2013, ou celui ci de 2020. Alors je ne dit pas que tout est à jeter, et certaines interrogations sont à mon sens légitimes, mais ça fait quand même un peu tache.
Comme je l'ai dit par le passé, les passerelles entre une certaine forme de misandrie et les idéologies TERFs ne me surprennent pas, mais je trouve le cas de Francis Dupuis-Déri relativement intéressant, car pour un spécialiste des mouvements masculinistes, j'ai l'impression qu'il ne va pas assez loin dans son analyse.
Plus loin dans l'ouvrage, un chapitre parle de l'histoire des mouvements de libérations des hommes des années 1970, et notamment comment certains hommes proféministes en sont venus à fonder des mouvements masculinistes de défense des pères et du status quo, comme par exemple Warren Farrell ou Herb Goldberg. Et pour moi, le parallèle avec les mouvements TERFs est assez frappant, car un certain nombre de leurs membres ont été formés dans le creuset du féminisme de leur époque. Par exemple, Kellie-Jay Keen-Minshull, aka Posie Parker, avait des positions pro-trans par le passé, comme le souligne Joss Prior. En France, je peux citer le cas de Marguerite Stern qui est une ancienne Femen, ou celui de Dora Moutot, qui a milité sur la question de la sexualité féminine.
Et ces changements ne sont jamais interrogés, car visiblement, il est plus important de parler encore une fois des mouvements numériquement minoritaires comme SOS Papa que de se demander comment et pourquoi le féminisme engendre des contre mouvements politiquement efficaces tout en ayant peu de moyens humains. Les rassemblements présentiels des TERFs en Australie sont assez peu suivis, tout comme les actions de SOS Papa sont généralement spectaculaires mais faites avec peu de moyens. Par exemple, en 2013, c'est un total de 2 personnes qui ont fait du bruit dans le cadre d'un divorce.
Donc la question de l'influence de certains mouvements par rapport aux efforts publics déployés mérite d'être posé. On est assez loin des mouvements comme les groupes anti-avortements des États Unis qui arrivent à mobiliser des foules pendant longtemps afin de faire un piquet à coté des cliniques sur tout le pays. À mon sens, l'influence politique des TERFs et de SOS Papa n'est pas du à un exceptionnel sens de l'organisation plus qu'à une forme d'opportunisme politique, opportunisme qui n'est jamais mis sur le tapis car il me semble clair que ça pourrait s'appliquer également à des groupes militants plus progressistes, et donc les remettre en cause.
De même et pour rester sur SOS Papa, un point qui m'interpelle n'est pas son existence, mais surtout la non-existence d'autres mouvements. Aussi bien au Québec qu'en France, il ne s'agit pas de mouvements construits pour les hommes que de mouvements construits pour les pères en cours de divorce. Un des articles que j'ai lu récemment (mais que je ne retrouve plus) pointe une dynamique d'adhésion à ce genre de groupe à des fins pratiques. Les hommes viennent, adhérent 1 ou 2 ans et partent ensuite. C'est d'autant plus intéressant que c'est aussi une dynamique qu'Emmanuel Beaubatie distingue dans les mouvements de personnes MtF, avec la catégorie "Stratège" qu'il détaille dans son livre Transfuge de Sexe.
Encore une fois, je pense que parler de la non solidarité et l'égoïsme des papas de SOS Papa ou de Father4justice serait un axe intéressant, mais qu'on passe sous le tapis.
Et toujours pour rester sur la question de SOS Papa, le 3eme point qui est totalement occulté est la prévalence du couple dans ces questions. Le rôle masculin traditionnel est celui de l'homme qui va à la guerre et/ou qui va gagner sa vie pour sa famille, et à travers la question du travail des femmes, c'est ce rôle familiale qui est remis en cause. Mais la famille est aussi un lieu ou s'exerce les violences, que ça soit sous la forme de la majorité des féminicides, des viols ou des cas d'incestes. Dans un registre moins sinistre, la question de la charge mentale est surtout théorisé dans le cadre du couple. Le concept a été étendu au monde du travail, mais c'est surtout via les taches ménagères qu'on aborde la question.
Et malgré ça, le modèle familial est rarement remis en cause. En France, on a tout au plus quelques interrogations sur le fait de "sortir de l'hétérosexualité", à travers un festival en 2020, et les interrogations de Victoire Tuaillon. Mais pour un sujet qui oppresse les femmes et les enfants depuis longtemps, la famille reste quand même fortement épargné, et les mouvements politiques visent plus à agrandir sa définition (via la PMA, l'adoption des couples homoparentales) que sa dissolution. Les femmes célibataires, polyamoureuses ou child-free ne me semblent pas présentes dans le débat contemporain en France, alors que j'en connais un paquet. Et dans le débat aux USA, la situation n'a pas l'air beaucoup mieux. La youtubeuse Mainely Mandy a une vidéo sur la question qui donne plein de liens vers des livres, mais c'est bien le seul exemple qui me vient en tête. De même, l'idée de ne pas être en couple va pour moi directement pointé vers les MGTOW (Men Going Their Own Way), des groupes masculinistes, antiféministes pur jus et virulents. Il est intéressant de voir qu'une recherche sur l'équivalent féminin (WGTOW) va tout de suite rediriger vers le séparatisme lesbien, ce qui n'est pas exactement dans l'esprit d'éviter le couple ou la famille, surtout au vue des revendications passées vis à vis de la PMA, ou l'absence de discussion autour des violences entre lesbiennes.
Et pourtant, fonder une famille et transmettre son nom est une pression qui tombe sur les hommes. Elle tombe aussi sur les femmes, bien sûr, tout comme la charge des enfants leur tombent dessus. Mais contrairement aux hommes, celle ci est théorisé et problématisé, alors qu'il reste encore tabou de parler de ça pour les hommes. Par exemple, un autre article que j'ai lu il n'y a pas longtemps parle de la question de la masculinité des populations à la campagne, et du phénomène de la bande de potes, sujet également abordé par Victoire Tuaillon dans un épisode de son podcast. L'article pointait le fait que les femmes vont suivre des études hors de la campagne, mais que celles qui restent sont attachés à la conjugalité, et que les hommes semblent préférer leur entre soi. Je paraphrase, et n'ayant plus le document sous les yeux, j'ai peut être mal compris.
Mais tout comme l'envie exprimée de vouloir des enfants sans vouloir s'en occuper, le fait de vouloir être en couple sans s'investir est un point qui semble revenir souvent dans les discours des hommes, et je pense qu'on gagnerait à s'interroger d'où vient la contradiction entre ce que la société présente comme désirable (la famille, le couple, avoir des enfants) pour les hommes et pour les femmes, et la réalité (à savoir des emmerdes et des contraintes).
Donc il y a un certain nombre de questions sur les hommes qui devraient être posées, que ça soit en complément des analyses féministes, ou sur les modalités des mobilisations masculines au delà de la pure opposition politique, mais elles ne semblent pas l'être même dans un livre qui, je cite "Combinant prudence, rigueur et refus [...] revendique donc la vertu de l'insolence scientifique en posant la question des coûts des masculinités".
Et pour conclure, je n'ai pas donné mon avis sur les livres en Open Access. Dans le cadre du travail, j'ai lu The Digital Closet: How the Internet Became Straight, mais aussi Data Feminism. Et les deux m'ont semblé être d'un coté solide, mais avec un certain arrière goût de propagande. Pour Data Feminism, un collègue m'a fait remarquer que les chapitres commencent toujours par un fait tragique comme accroche émotionnelle pour ensuite raccorder des exemples vaguement liés, et que ça n'est pas vraiment très construit. Une collègue junior a été conquise assez rapidement, mais en effet, pour moi, ça m'a semblé plus être des critiques d'ordre scientifique qu'on a barbouillé de questions de justice sociale. Pour l'autre livre, le propos s'étend longuement sur la question de la censure, mais j'avais trouvé que l'attaque d'un chercheur du MIT (donc côte Est) envers les boites de la côte Ouest et de Stanford avait un coté guerre académique. Et bien sûr, plutôt que de cibler la concentration de l'internet chez des grandes boites des USA et l'impérialisme numérique qui vient avec, et de remettre en cause le conservatisme du pays et son financement, le livre n'avait l'air que de s'attaquer à la Silicon Valley, car c'est le méchant à la mode de nos jours.
Donc bon, ça fait 3 fois que je prends un livre en libre accès et que je le trouve beaucoup plus manichéen et opiniâtre que j'ai l'habitude. Je suppose que quand le but est de propager une idée, ça marche mieux quand on retire les barrières à l'entrée comme devoir payer pour y accéder, et tant pis pour les biais.