De l'importance de la réputation du polyamour et des mecs bis
Après avoir fait vite le tour d'Arte pendant mes vacances, j'ai été m'occuper sur Youtube et les réseaux sociaux, et je suis tombé sur Modiie, une streameuse qui m'avait l'air intéressante. Et en regardant un stream assez récent sur Zelda BOTW, j'ai pu constaté encore une fois que j'ai des raisons de rester dans le placard.
Pour présenter un peu la streameuse, elle joue sur divers jeux chouettes, mais parle aussi régulièrement de sociologie, abordant des sujets comme les hommes ou le monde rural1, elle participe à des événements pour financer des associations de luttes contre les VSS (Violences sexuelles et sexistes)2 comme elle l'indique sur son compte Twitter. Donc à priori, c'est quelqu'un de bien et qui fait des choses. Elle n'a pas l'air d'avoir une audience énorme, mais clairement bien plus que ce blog, donc double respect pour ça.
J'ai déjà parlé de Breath of the wild sur le blog, et elle était dans la forêt perdue, juste après la récupération de l'épée de Link. Dans le village à coté de l'arbre Mojo, le jeu propose 3 épreuves, et Modiie essaye donc de faire la première épreuve3, ou elle doit suivre un enfant dans la forêt sans se faire voir. On reconnaît l'experte car elle se débrouille mieux que moi qui a mis 10 essais avant de réussir. Pendant qu'elle essaye de gagner l'épreuve, le sujet de la communication non violente est mis sur le tapis, sans doute suite à un commentaire que je ne voit pas (car il s'agit d'un rediffusion sur Youtube sans les commentaires de Twitch). Pour être précis, elle dit, "la communication non violente, c'est vraiment de la merde".
Je suis pas totalement d'accord avec l'affirmation car l'alternative, c'est quand même assez souvent la communication violente, et ça a tendance à poser des risques structurelles pour les collectifs et/ou le monde du travail. Je comprends que ça soit chiant et un peu faux cul, ayant pu le voir par moi même au sein de mon entreprise. Et je suis aussi d'accord avec son analyse sur le fait que la CNC peut aussi servir d'outil de manipulation (comme beaucoup de choses). Elle précise et modère son opinion par la suite, en expliquant que ça dépend de qui, et dans quel contexte.
Et donc, elle enchaîne sur les risques de manipulations en donnant comme exemple les mecs profems4, suivi de "souvent, ils sont polyamoureux, ces sales merdes. Et ils sont hétéros aussi, ou bi, mais vite fait quoi.". Et c'est la que j'ai arrêté le stream, car si j'avais comme kink de me faire insulter par des gens que je connais pas, j'irais faire du support téléphonique pour une banque. Par curiosité, j'ai repris pour voir la suite, il y a quelques insultes et remarques, mais le sujet n'est plus abordé.
Fondamentalement, je ne suis pas totalement en désaccord avec le constat. La communauté polyamoureuse US est secouée en ce moment par les accusations concernant Franklin Veaux, et je cite un exemple à l'étranger parce que je suis totalement déconnecté de la communauté poly en France à cause de la pandémie. Et les mecs bis abusifs, ça existe bien sûr, l'orientation sexuelle d'un abuseur n'ayant pas vraiment d'impact sur ça comme le montre divers études sur les violences domestiques au sein de la communauté LGBT. La seule différence, c'est qu'il y a des groupes qui en parlent et d'autres un peu moins.
Mais pourtant, bien que je comprenne le sentiment, j'ai trouvé ce passage un peu violent. Je ne veux pas exagérer mon ressenti, mais ça m'a dérangé personnellement pour deux raisons, la partie sur la bisexualité, et la partie sur le polyamour.
Alors on va commencer par le passage sur la bisexualité, à savoir "Et ils sont hétéros aussi. Ou bi, mais vite fait. Une fois, ils se sont fait toucher le rectum". D'un coté, c'est une bonne chose d'avoir essayé d'être inclusive, même si ça oublie les mecs gays qui peuvent aussi être problématique5. De l'autre, c'est une forme de gatekeeping sur la bisexualité, et c'est nocif. Je ne sais pas si elle fait parti de la communauté ou pas, mais ça n'a pas d'importance, la remarque serait problématique dans tous les cas. C'est problématique parce que dans un climat de négation de l'existence de la bisexualité, commencer à dire "bi, mais vite fait", c'est effectivement dire qu'il y a les vrais mecs bis, et les autres, ceux qui le sont mais "vite fait", parce que directement dire que c'est des faux bis, c'est pas un discours très progressiste6. Le sous entendu bien sûr étant que seuls les mecs (sous entendu cis et blanc et riche) hétéros, ou qui mentent sur le fait d'être hétéros sont un souci. Comme je l'ai écrit par le passé, je pense que c'est un cadrage qui entraîne la négation des violences venants d'identités marginalisées.
Et le fait de dire "vite fait" est d'autant plus dérangeant que ça implique qu'il y a des mecs bis ou ça n'est pas le cas et qu'il existe donc des "vrais" mecs bis. Et comme il faut se méfier des faux, la question implicite est comment est ce qu'on va distinguer les deux. Est ce qu'il faut fournir une sex tape, ou rouler une pelle devant 4 témoins suffit ?
Le point le plus désolant, ce n'est pas tant la remarque que d'où elle vient. Une remarque venant d'une personne ouvertement homophobe, ça serait problématique mais ça ne serait pas surprenant. Si tu sais que la personne est homophobe, tu ne t'exposes pas, et c'est une question de juger le risque. Quand tu es face à une personne à priori progressiste (comme c'est le cas ici), et surtout quelqu'un qui connaît un peu les luttes LGBTQIA+ (comme dit à 48:30), il est normal de penser qu'un coming out serein est possible sans qu'on nous catégorise négativement. Mais comme on peut le voir, ça ne suffit pas, et ça se rajoute à mes raisons précédentes de rester dans le placard.
Ensuite, il y a le second volet, à savoir la mention du polyamour. Des gens qui se réclament du polyamour sans en suivre les principes, ça existe, et j'ai pas besoin d'aller chercher très loin dans le passé pour trouver des textes sur le sujet, comme ici en octobre 2022. La classification des différentes formes de relations multiples et des formes de gouvernance au sein d'une polycule est une activité à temps plein, donc ça va clairement au mieux entraîner des incompréhensions, au pire cacher des abus. Et mécaniquement, qui dit plus de relations dit aussi plus de risques d'abus. On peut dire ce qu'on veut sur la monogamie à vie, elle a tendance à limiter le nombre de personnes qui subissent des abus même si c'est un peu une solution de Shadoks. Donc malgré des principes sains en théorie, la pratique n'élimine pas les abus totalement car ça me semble impossible.
Mais à coté de ça, et comme dit par le passé, les personnes polyamoureuses ont aussi des soucis spécifiques, et les parallèles avec la communauté LGBT sont nombreux. L'une des premières victoires législatives concernant les droits de la communauté aux États Unis a été Braschi v. Stahl Associates Co. en 1989. Et j'ai appris qu'un cas proche est passé devant un tribunal à New York, ce qui ouvre la voie vers une reconnaissance partielle des polycules à ce niveau.
De même, certains groupes critiques des pratiques polyamoureuses comme le sous reddit Female Dating Strategy sont aussi des groupes ou les LGBTphobies semblent courantes.
Le cas de FDS est d'autant plus intéressant que c'est un groupe prônant une forme d'empouvoirement féminin, et donc une bonne chose à première vue. Mais c'est aussi un groupe ou on trouve des messages de forums comme Am I wrong to think that bisexual men are a red flag ?, ou How to detect closeted bi and gay men?, Did I lose my chance at a HVM?, suintant la biphobie dans les messages aussi bien que dans les commentaires. C'est aussi un autre exemple de groupe progressiste à la surface mais qui ne l'est pas quand on gratte un peu. Le forum, qualifié parfois de "groupe d'incels féminins", mérite sans doute son propre article, donc je ne vais pas rentrer dans les détails.
Une accusation assez récurrente est que le polyamour est une pratique bourgeoise. On retrouve des discussions sur des forums francophones en 2014, ou dans le monde anglophone. Et les conservateurs US ont repris ce cadrage, ce qui est assez curieusement un exemple de convergence avec l'homophobie et la perception du polyamour par les révolutionnaires russes7 du siècle dernier.
Alors, on ne va pas se mentir, c'est vrai que le milieu poly m'a toujours semblé assez blanc, mais pas plus que le milieu LGBT, ou que le reste des médias français. Et que pour être visible, il faut avoir un minimum de sécurité, et ça aide de ne pas être pauvre pour ça. La non monogamie augmente sans doute les soucis qu'on peut avoir avec les services de protections de l'enfance, et si on rajoute par dessus l'islamophobie et le racisme lié à l'idée de la polygamie, on a tout ce qu'il faut pour s'assurer que le milieu visible reste blanc et riche, et donc de facto privilégié. Mais ça n'est pas parce que le polyamour visible est fondamentalement bourgeois, mais parce que le contrôle des sexualités tombe sur les plus pauvres et les personnes alterisées.
Il est aussi intéressant de voir que la promiscuité et l'homosexualité étaient vues comme des pratiques liées à la classe ouvrière dans la société londonienne il y a une centaine d'années8, et que la bourgeoisie s'est construit sur la respectabilité par opposition aux vices des classes populaires, ce qui montre que l'accusation est un retournement politiquement bien pratique.
Tout ça pour dire que derrière les critiques du polyamour, il y a un historique politique à prendre en compte, et une réflexion à avoir. Venir pourrir plus ou moins gratuitement la communauté, ça peut sembler anodin (voir justifié sur la base d'expériences personnelles), mais sans prendre en compte l'histoire, ça ressemble à un remake des critiques envers les furrys qui servent de sifflet à chien pour des réactionnaires.
Attention, je ne dit pas que Moddie est réactionnaire. Elle n'a pas une plate-forme énorme, elle était en train de jouer à BOTW devant 50 personnes, et je suis sur qu'elle aurait détaillé ses propos avec un peu plus de nuances dans une discussion normale. Elle a le droit de dire des trucs incomplets, de dire des choses ce que j'estime être discutable, d'avoir son ressenti et de l'exprimer. Même si je me sert du stream comme tremplin pour l'article, ce n'est que pour illustrer les questions politiques autour de certaines remarques, et en aucun cas pour critiquer la personne de la streameuse. Encore une fois, elle a l'air d'être assez progressiste et ses actions suivent les paroles.
C'est surtout le fait d'avoir eu aucune opposition visible de son public qui m'attriste, car ça me rappelle que tout le monde semble accepter tacitement de dire du mal des mecs bis et/ou polyamoureux. Vu l'état du militantisme bi en France, ce n'est hélas pas étonnant.
Je ne me dit pas féministe, parce que je pense que les actes valent plus que les titres pour le militantisme, et je ne milite pas vraiment. Je trouve assez toxique la question de savoir qui peut employer un titre, donc j'évite le souci en ne cherchant pas à l'utiliser. Mais je ne l'utilise pas aussi parce que je sais que se dire féministe pour un mec, ça peut entraîner des regards de méfiance. Si en plus, le fait d'être un homme polyamoureux et bisexuel rajoute des malus dans certains milieux progressistes, il ne reste plus grand chose à dire, et il ne faut pas s'étonner des taux d'occupation du placard.
Mais est-ce que des milieux ou il est impossible d'y construire un vision moins monolithique des hommes sont vraiment progressistes ?
J'ai déjà exprimé ce que je pense de ça, mais la question des identités marginalisées rajoute une dimension à la discussion.
Un stream qui m'intéresserais sûrement, mais je préfère lire d'abord et regarder ensuite, et c'est pas gagné vu que j'écris des pâtés au lieu de lire.
Un acronyme qui me semble d'un coup remplacer l'expression "violences faites aux femmes" depuis quelques années (ou j'ai peut être jamais fait gaffe).
Et galère un peu vu que le coin est quand même vachement chargé visuellement, et elle essaye aussi de suivre les commentaires.
Profems, pour pro-féministe, sans doute parce qu'on ne peut pas être un homme et féministe.
Comme j'ai pu le constater avec les péripéties d'un pote gay, et comment ce n'est pas non plus la joie.
Et ça fait peur (aucune honte sur le jeu de mot). Faux bi, phobie.
Cette convergence entre les révolutionnaires russes et les conservateurs américains n'est pour moi que le signe d'une forme de populisme structurel.
Un point détaillé dans Queer London: Perils and Pleasures in the Sexual Metropolis, 1918-1957, vers le chapitre 7.