La théorie du Y, ou pourquoi les bis finissent seuls
La théorie du Y est une série publiée par la RTBF en 2016 ayant pour sujet principal la découverte de la bisexualité1. Elle a reçu de nombreux prix, mais me plonge pourtant dans une déprime sans nom à chaque épisode, et je voudrais donc en parler aujourd'hui.
Malgré le fait que la série soit visible sur divers plates-formes (TV5 Monde, Auvio, Youtube, etc), je n'ai pas regardé les 3 saisons d'un coup. Comme d'habitude, on commence par aborder la bisexualité féminine avant d'envisager que ça puisse aussi concerner des hommes, et Léone François, l'actrice principale, l'a même souligné dans une interview de 2019. Du coup, quand j'ai vu qu'il y avait une saison 3 parlant de "bisexualité masculine et de transidentité" avec comme résumé du premier épisode "Gaspard a un rendez-vous important chez la gynécologue", je me suis dit que ça allait parler d'un homme trans par habitude de la non représentation. En effet, vu la trajectoire des saisons 1 et 2 où Anna s'intègre de plus en plus dans la communauté lesbienne de Bruxelles, ça aurait pu être logique. Les hommes trans sont largement sous médiatisés et ça aurait été important d'en parler, mais comme ce n'était pas ce qui aurait pu combler mon manque après la saison 2, je n'ai pas regardé.
Et ce fut une erreur de ma part, même si je pense que mon raisonnement n'était pas dénué de fondements. Gaspard Rozenwaijn, l'acteur principal de la saison 3, mesure entre 1m61 et 1m70, ses photos montrent une barbe vachement courte et il a des cils longs en plus d'avoir un visage fin. Même si les personnes trans ne sont pas un monolithe, il y a quand même des tendances qui émergent et je pense qu'il ressemble quand même pas mal à l'idée qu'on se fait d'un mec trans "classique". C'est pour ça que quand j'ai finalement regardé le premier épisode de la saison 3, j'ai été étonné de ne voir aucune cicatrice sur son torse sous la douche...
Et donc oui, la saison 3 parle bien de transidentité, mais elle concerne d'autres personnages1, et on explore avant tout la bisexualité de Gaspard, un homme cis. La série est réalisée par une femme ouvertement bisexuelle qui a fait attention à aborder des soucis de la communauté (aucun souci avec le test de Dumbledore), alors pourquoi est ce que ça me déprime plus que la majorité des films que j'ai vu ?
Je pense que c'est principalement parce que quasiment tout les deux épisodes, il y a une micro-agression biphobe. Dans les saisons 1 et 2, Anna est sans arrêt en train d'imaginer des scènes où elle se fait juger assez violemment2, ce qui donne un peu l'impression que les personnes bisexuelles imaginent les agressions (vu que c'est dans sa tête). La saison 1 se termine avec Anna célibataire qui part vers Berlin avec son pote gay. La saison 2 se termine avec la fermeture du bar lesbien où elle a trouvé refuge, et Anna qui recroise Claire, son ex de la saison 1 et soeur de Gaspard. Même durant cet épisode final, elle se prends une remarque par une de ses exs parce qu'elle est bisexuelle, et on ne peut pas dire que les autres réagissent beaucoup, à part "Ne vous battez pas".
Dans la saison 3, Gaspard, le personnage principal se fait presque larguer au premier épisode par Jo, sa compagne. Au deuxième épisode, on lui dit qu'elle est courageuse de rester avec lui, une remarque que je trouve horrible. À l'épisode 3, j'ai noté deux micro agressions et demi: le passage où Charlotte, une lesbienne de la saison 2, dit "pour une fois qu'un mec hétéro se bouge pour nous", suivi par Jo qui dit "tu n'as même pas couché avec un mec" et enfin Charlotte qui rappelle qu'on voit pas souvent des mecs bisexuels3. Et il se termine par Jo qui pousse son mec dans les bras de Michele, leur voisin gay, pour des raisons qu'on comprend comme un peu voyeuriste. Même si je peux reconnaître que le renversement de la situation est intéressant, c'était un peu malaisant.
Les épisodes 3 et 4 voient le retour d'Anna qui sert à faire directement passer des messages au public via les discussions avec les autres personnes et avec Jo. Au passage, cette dernière étant interprétée par la réalisatrice de la série, c'est une mise en abîme qui est bien trouvé. Mais l'épisode 4 se termine par Gaspard qui se fait agresser physiquement par 2 loubards, donc encore un malaise.
L'épisode 5 tape aussi dans le lourd. Michele, le voisin avec qui Gaspard est maintenant en relation, raconte qu'il a été victime d'inceste dans son enfance. Jo continue à rejeter Gaspard après son agression parce qu'il aurait agi en suivant ses désirs avant tout et elle estime donc que c'est de sa faute, tout en oubliant que c'est elle qui l'a poussé à ça en remplissant son profil Grindr, en allant boire chez le voisin, etc.
Et dans l'épisode 6, le dernier de la saison, Jo s'imagine dans un plan à 3 lors d'un plan cul et suggère vaguement le polyamour comme solution dans l'émission de radio qu'elle anime. Mais l'épisode se termine avec Jo et Michele qui rompent tout les deux avec Gaspard, qui du coup se retrouve seul. Et c'est la fin de la saison.
Donc quand on regarde, les personnages bisexuels (Anna et Gaspard) sont en couple quand ils sont dans le placard, mais plus aprés leur coming out. Même avec des partenaires hétéros qui les acceptent (Victor et Jo), les couples se brisent. Et quand ils sont dans une relation homosexuelle (Claire, Vale, Michele), ça se termine également par une rupture, et dans le cas de Anna, par des remarques de la part de son ex à table. À coté de ça, Malik et Sam finissent ensemble à la fin de la saison 2, Claire et Romy restent en couple dans la saison 3 malgré une fausse couche de cete derniére.
J'apprécie le fait d'éviter le cliché des personnes bisexuelles qui ne pensent qu'au sexe, mais le célibat systématique des personnages ne fait pas non plus vraiment du bien pour ma santé mentale. Et en même temps, je comprends bien que pour qu'un personnage bisexuel ne soit pas requalifié comme hétéro ou homo, il n'y a que peu de façon de faire et qu'il faut laisser les possibilités ouvertes. Et pour ça, il faut soit mettre le polyamour sur la table, comme dans J'ai deux amours, soit laisser le personnage bisexuel libre et célibataire comme ici.
Je suis vraiment partagé parce que même si la série montre bien les peurs et les épreuves que traversent les personnes bisexuelles, ça ne se termine pas sur un happy end, et je me demande pourquoi.
Ma premiére idée fut de mettre ça sur une forme de pessimisme narratif belge.
L'année dernière, j'ai eu l'occasion de voir quelques films belges, notamment des films de Lukas Dhont et de Chantal Akerman. Aucune des productions de Lukas Dhont que j'ai vu ne se termine bien, même si Close remporte la palme de la déprime (et pourtant, c'est dur de faire pire que la fin de Girl). Quand à Chantal Akerman, le malaise est plus insidieux car même si tous ses films ne sont pas déprimant en soi, le coté autobiographique de ceux que j'ai vu me saute aux yeux, et quand on sait comment elle a mis fin à sa vie, ça me laisse assez déprimé.
Mais je n'ai pas beaucoup d'autres films belges qui me viennent en tête à part C'est arrivé près de chez vous4, Dikkenek et Young Heart. Et justement, Young Heart est un film feel-good, et comme l'a dit un journaliste de Têtu que j'ai croisé: "C'est comme Close, mais ça se finit bien". C'est aussi le seul de la liste dans cette catégorie. On ne va pas conclure sur une poignée de film, donc il faut sans doute chercher ailleurs.
Et en repensant aux films que j'ai vu depuis 3 ans, je m'apercoit que les personnages ouvertement bisexuels finissent souvent seuls. Dans Appropriate Behavior, Shirin finit le film célibataire. Dans les films de Gregg Araki vus il y a quelque temps, les personnages bisexuels meurent (Jordan dans The Doom Generation, Smith dans Kaboom), survivent de peu (Xavier dans The Doom Generation), ou se retrouvent seuls (Dark dans Nowhere) à la fin du film. Le personnage de Sammy dans Vivre, Mourir, Renaître est le seul personnage bisexuel du cast, et le seul qui ne survit pas. Adèle de la Vie d'Adèle termine le film seule et ne survit pas dans la BD. Tomas, le personnage bisexuel de Passages, termine le film seul, tout comme Jean dans les Nuits Fauves. Dans La triche, Victor survit mais pas son amant.
Et au final, il n'y a que quelques exceptions comme Les Amours d'Anaïs, Gazon maudit, J'ai deux amours et La confusion des genres où ça se termine comme une histoire d'amour classique (comprendre avec le personnage principal en couple ou plus à la fin du film).
Il y a plusieurs façons de voir les choses. On peut par exemple supposer que ça traduit une incapacité de penser la bisexualité comme étant une identité stable. Toute fin où le personnage est en couple est également une fin où le personnage fait un choix, et est donc mis dans une autre case. D'ailleurs, je trouve intéressant que dans les 4 exemples que j'ai donné, il y en a 2 qui se terminent via des relations polyamoureuses (J'ai deux amours, Gazon maudit), et 2 qui se terminent avec un couple de même sexe (Les Amours d'Anaïs, La confusion des genres). Donc l'idée même qu'un personnage bisexuel soit en couple hétérosexuel ne semble pas envisagé dans les fictions. Politiquement, les personnes bisexuelles sont poussées à être queer pour toute leur vie, et dans une logique de visibilité, ne le sont plus si elles sont dans un couple qu'on suppose hétéro, une forme courante de négation de la bisexualité.
C'est d'autant plus dommageable que si on en croit une enquête Bi'Cause de 2022, il y a 2 fois plus de sondés en couple de genre différent (32%) qu'en couple du même genre (17%). Si on regarde le reste de l'Europe, une enquête de la FRA de 2023 indique que 55% des hommes bisexuels et 47.2% des femmes sont en couple hétérosexuel quand ils et elles sont en couple.
Mais surtout, il y a une majorité (41%) des sondés qui ne sont pas en couple dans l'enquête de Bi'Cause, et entre 47 et 58% dans l'enquête de la FRA comme on peut voir sur l'explorateur de données. Dans les résultats de la FRA, il est notable de voir que les personnes monosexuelles (gays et lesbiennes) sont plus souvent en couple que les personnes bisexuelles de leur propre genre. Je n'ai pas trouvé de chiffres sur l'Europe pour les célibataires hétérosexuels, mais si je regarde les chiffres de la France, le nombre de célibataires était de 40% en 2017. Il faut bien sur garder en tête que ce chiffre ne compte pas les couples non déclarés, donc que le nombre de personnes qui ne sont pas en couple est de facto plus bas que 40%. Par exemple, un article de Slate parle de 1 personne sur 5 qui n'est pas en couple en 2013 (donc dans les 20%). Même si il y a quelques années de différence, on peut voir qu'en effet, les personnes LGBT sont moins souvent en couple que les personnes non LGBT, que les personnes bisexuelles sont moins souvent en couple que les personnes monosexuelles homosexuelles, et que les mecs bisexuels sont moins souvent en couple que les femmes bisexuelles.
Donc peut être que la série ne fait que refléter que l'état des relations des personnes bisexuelles en Europe.
Une autre façon de regarder les choix du scénario, c'est d'y voir une subversion de l'hétéronormativité, en refusant justement le trope qui consiste à finir en couple à la fin du film. Quitte à abattre les binarités, autant y aller avec brio en retirant le "happily ever after" des contes de fées. Mais je ne crois pas que ça soit ça, car même si le personnage est célibataire, il n'y a pas non plus d'expression très marqué de bonheur dans le sens où la fin est totalement ouverte. Pas de voice over, pas de vision de plusieurs futurs ou il s'épanouit, rien.
Pour conclure, je pense que l'explication la plus probable se trouve du coté du but de la représentation, surtout quand on prends la série dans sa globalité et dans son origine. Comme la bisexualité est difficilement représentable sans être vue comme autre chose, les créateurs voulant mettre ça en avant doivent se concentrer sur ce qui lui est propre, notamment via l'intériorité de l'expérience. Dans le corpus des films fait dans un but militant5 que j'ai vu, on trouve 2 grandes tendances (au moins dans les films à tendance pro-LGBT). Soit le film est là pour montrer une vision joyeuse avec des productions qui montrent par exemple une euphorie de genre pour les histoires trans, des films où un couple de même sexe se retrouve réuni à la fin malgré le destin, etc. Soit le film est là pour dénoncer les soucis qui touchent la communauté, et c'est dans ce genre de production où ça peut se terminer autrement qu'avec une fin heureuse. Et c'est sans doute ce qui a été au coeur du processus créatif de la Théorie du Y. Comme il n'y a pas vraiment de représentations possibles et lisibles d'une fin heureuse sans tomber dans un cliché (polyamour, couple homo, couple hétéro), alors il ne reste que les autres possibilités, à savoir une fin ouverte. Et c'est parce que les micro-agressions biphobes sont un élément essentiel et exclusif de l'expérience bisexuelle qu'elles sont présentes si souvent dans la série, qui est aussi la pour dénoncer ce souci.
Et c'est pour ça que ça me déprime royalement, parce qu'au fond de moi, j'avais l'espoir d'y voir ce qu'on ne voit pas souvent, mais que ça m'a fait comprendre qu'il n'y a pas vraiment de moyen simple d'exprimer une joie bisexuelle sur le grand écran, et qu'on doit donc présenter la bisexualité via les obstacles propres à l'orientation. Quelque part, même une série par une femme bisexuelle sur la bisexualité n'est pas fait directement pour les autres personnes bisexuelles.
Et que je sache, le mot pansexualité n'est pas mentionné avant la saison trois, contrairement à ce que peut laisser croire Wikipedia
Respectivement une personne non binaire qui fait aussi un spectacle de drag, et quelqu'un de la maison de retraite où Gaspard travaille.
Au point que l'épisode 1 de la saison 2 me fasse fortement penser à un passage de Go Fish sur le même sujet.
Ce qui est vrai, mais j'aurais bien aimé qu'on me rappelle pas mon invisibilité.
Dont le réalisateur s'est aussi suicidé.
Et je pense que tout les films LGBT sont plus ou moins politiques, même si pas toujours militants, ni forcément progressistes.