Le polyamour et sa visibilité publique
Le mois de mai est en France un moment de rencontre entre la présence du beau temps et l'arrivée d'un nombre substantielle de jours de congés, entre les jours fériés et les congés payés qui expirent. La population parisienne parmi tant d'autres profitent donc de ce moment pour sortir de son placard1, et je n'échappe pas à la règle.
Et donc pendant une séance de flânerie oisive dans le centre de la capitale, j'ai décidé de m'arrêter pour regarder le flux de la foule dans les rues, avec un oeil visant à distinguer un signe de queeritude2.
Bien que la gentrification soit passée par là comme dans d'autres villes, le Marais reste encore un point central pour la communauté LGBT de Paris. On y retrouve plusieurs bars (Bear's Den, La Mutinerie, etc) ainsi que des institutions du milieu comme le centre LGBT, et il n'est pas surprenant au détour d'une balade de voir 2 personnes visiblement de même genre se tenir la main dans la rue. Par contre, j'ai rarement eu l'occasion de voir 3 personnes adultes se tenir la main comme ce fut le cas aujourd'hui, et bien qu'on ne puisse pas déduire grand chose, j'ai tendance à prendre ça comme une forme de visibilité d'une pratique polyamoureuse.
Je parle assez souvent de la visibilité des personnes queers, mais la vue d'un trouple en pleine ville (ou ailleurs) est une vue assez rare en dehors des espaces spécialisés et ça mérite une discussion.
C'est tellement rare que je n'ai le souvenir d'avoir vu ça ailleurs qu'une seule autre fois dans un bar en Europe de l'Est, et uniquement parce qu'une amie a fait la remarque entre deux cocktails. Sa femme lui a dit "mais si, on en avait parlé", et je me souviens vaguement d'une femme accoudée au bar en train de passer la main sur la cuisse de son voisin, puis se rapprocher de sa voisine d'une façon laissant peu de place au doute.
La question du polyamour et des personnes queers est un sujet complexe. Bien que la remise en cause de l'hétéropatriarcat soit au coeur de certaines revendications politiques queers, l'assimilation dans la société en répliquant ses modèles classiques est une revendication d'une autre partie de la communauté, et le polyamour a tendance à aller contre cette demande. De plus, certains groupes (hommes gays, les personnes bies) étant vu parfois comme hypersexuels, prompt à la promiscuité et à la débauche1, l'association avec des pratiques polyamoureuses est parfois mal vue. Le fait que le polyamour soit aussi pratiqué en majorité par des personnes hétéros a aussi tendance à pousser certains milieux à rechercher une séparation franche.
Et si on rajoute les stéréotypes stigmatisants spécifiques à la communauté bisexuelle, à savoir de ne pas pouvoir se contenter d'une personne ou de ne pas réussir à choisir, on se retrouve donc avec des incitations fortes pour une séparation assez visible.
Pourtant, les points communs sont nombreux. Les personnes bies souffrent de leur invisibilité, mais aussi d'une image négative dans les médias (tricheuses, indécises, etc) et les personnes polyamoureuses aussi, comme j'ai pu le voir hier en discutant avec un mec gay2. J'ai dit que j'étais polyamoureux, et la conversation a dérivé sur son expérience d'être en couple libre avec son copain il y a 10 ans. Ils ont décidés de passer en couple libre car leur union n'était pas super solide, et les gens qu'il a croisé n'étaient pas terribles. Il m'a parlé d'avoir rencontré des mecs en couple libre mais sans l'avoir dit à leur compagnon. Mais ce n'est pas exactement du polyamour si les gens ne sont pas consentants, c'est juste de l'adultère.
Je ne juge pas le fait de ne pas le dire, tout le monde est libre de faire ses choix dans la vie. Je n'ai jamais trompé personne et bien que l'infidélité puisse être dévastatrice, ça me semble être moins dommageable pour la société que bon nombre de choses, et je peux comprendre que la vie n'est pas toujours aussi simple que la mienne pour tout le monde.
Une de mes exs avait justement fait remarquer qu'avec les affaires de coucherie à son travail, elle ne comprenait pas vraiment pourquoi le polyamour était mal vu alors que les tromperies étaient courantes et donc acceptées.
C'est donc dans ce contexte que je me dit qu'il y a quelque chose à faire, et que la vue de 3 jeunes personnes marchant en se tenant la main avait quelque chose de révolutionnaire pour moi. Car même si le polyamour est vu comme étant bourgeois (et c'est pas mes souvenirs des cafés polys de Paris qui vont contredire ce point), cela reste une pratique politique visant à déconstruire l'institution du couple et qui devrait donc être plus politisée.
La non protection des relations plurielles par la loi et le vide juridique à ce niveau est probablement une des raisons limitant la pratique à des classes plus riches. Dans une situation de précarité, on ne peux pas se permettre de dévier sous peine de perdre des aides ou le support de sa famille qui ne va pas accepter ses choix de vie. Donc des lois qui rendent les pratiques plus acceptables seraient sans doute nécessaire.
Mais avant de se poser la question d'un projet politique détaillé, il faut se poser la question de la visibilité. Et niveau visibilité, on se retrouve assez vite avec des soucis similaires à l'expression de la bisexualité dans divers médias. Il existe bien quelques oeuvres, comme "She's gotta have it", ou une série de Guardians of the galaxy avec une version de Peter Quill en trouple, mais c'est assez court. J'ai entendu des choses sur You Me Here, et Anaïs de Muret en fait une critique dans le dernier épisode de son podcast.
Une des questions qui se posent pour la représentation est celle de la capacité à raconter une histoire sans que d'autres thèmes écrasent celui du polyamour. Si on prends par exemple Gazon Maudit, on retient plus le thème de la bisexualité et du lesbianisme que celui du triangle amoureux et de la situation polyamoureuse finale. Et comme dit plus haut, l'association des deux n'est pas forcément bien vu par une partie de la communauté.
Mais faire l'inverse, à savoir se limiter à un triangle amoureux avec des relations hétéros est un problème vu que cela réduit pas mal les histoires possibles. Et si on rajoute le fait qu'idéalement, le triangle doit survivre à la fin de l'histoire sous peine de faire passer le message que "ça ne marche pas", ça limite d'autant plus.
Alors il reste la question de mettre le polyamour comme un élément de fond, ce qui me semble être un compromis acceptable dans un premier temps. Par exemple, je pourrais imaginer une série policière dont un personnage serait en couple avec 2 autres, ce qui peut être mis en avant de temps en temps sans que ça prenne trop de place dans le scénario. C'est un moyen d'éviter trop de dégâts, mais ça ne va pas changer grand chose si c'est un détail qu'on peut facilement ignorer.
Je ne suis pas scénariste, donc peut être que ma capacité à imaginer une bonne façon trahit juste mon manque d'imagination. Mais je pense qu'il est important de se poser la question maintenant, car je suis convaincu que tôt ou tard, la question des relations multiples et du droit va se poser au même titre que la question du mariage pour tous s'est posée.
L'épidémie du VIH a fait prendre conscience de l'importance des droits de visite dans les hôpitaux aux personnes en couple du même sexe, ce qui a abouti plus tard à la reconnaissance des unions dans une part croissante du monde occidental. Seuls quelques villes aux États Unis semblent avoir des lois offrant les mêmes garanties pour les couples à plus de 2 personnes (exemple, droit de visite), et changer tout ça est un chantier beaucoup plus complexe que simplement remplacer "père/mère" par "parent 1/parent 2" dans quelques lois. Cela touche la succession, les mariages et les divorces, les droits de visites et tout ce qui touche à la famille, les questions d'assurances. Et dans le cas de la France, ça relance le débat sur la polygamie et ses sous entendus sur l'immigration nord africaine. L'ILGA Europe parle des "rainbow families" sans détailler dans ses podcasts, mais je pense qu'implicitement, tout le monde comprends ça comme incluant des familles avec 2 parents au plus.
Donc vu l'ampleur d'un tel changement, il est impossible que ça se fasse sans avoir une visibilité médiatique positive, qui passe d'abord par une visibilité mineure via des oeuvres indépendantes ou des travaux de fans.
Et avant d'en arriver la, il faut sans doute en passer par le fait de se tenir la main à 3 dans la rue, faire preuve d'affection dans un bar, dans un train ou bêtement porter des t-shirts avec des messages.
Comprendre, les quelques m² qui servent de lieu de vie à Paris et qui serviraient de garde robe ailleurs.
En mai, fait ce qu'il te plaît, et ce qui me plaît, c'est d'inventer des mots.
Au contraire des lesbiennes qui sont sexualisées, mais dont la sexualité est aussi niée comme non importante.
Le coloc d'un ami, pas dans le cadre d'une appli de rencontre.