Manic Pixie Dream Bi

Le bi du caftan

Le 22 mars 2023, le Bleu du caftan est sorti au cinéma en France. J'avais loupé la projection du film lors de son passage au festival Chéries Chéris en novembre dernier, les dates de mon passage sur Paris et du ciné ne s'étant pas alignées. Et à l'occasion de sa sortie en salle normale, je me suis décidé à aller le voir avant qu'il ne disparaisse à nouveau des salles obscures.

Le film traite d'un sujet assez tabou, à savoir l'homosexualité au Maroc, ou, plus précisément, la bisexualité. Je précise car c'est le point qui m'a dérangé dans toutes les critiques. Allociné parle de tabou de l'homosexualité, Telerama commence par "Au Maroc, un tailleur doit cacher son homosexualité, connue seulement de son épouse". France Info dit "Le voile se lève alors sur un secret d'alcôve : l'homosexualité d'Halim". On retrouve bien quelques critiques qui vont parler d'amour homosexuel ou de désir vers les autres hommes, comme la critique de RTS, celle de MondAfrique, ou Abus de Ciné, qui dit "Halim, en secret, lorsqu’il se rend au Hamman, a des relations avec des hommes, mais aussi bien dans le résumé que dans la plupart des articles, on parle d'homosexualité avant tout.

Pourtant, on voit que Halim aime sa femme au point d'avoir une scène d'amour dans le film. Bien qu'on puisse discuter de savoir si le fait que Mina entame l'acte et que Halim ne réponde pas tout de suite indique un manque de désir de sa part, il finit quand même par y répondre, et on ne peux pas dire qu'il est repoussé par le corps féminin de sa femme. Plus important, le film montre bien qu'il lui porte un amour sincère, et qu'il tient à elle vu qu'il reste avec elle jusqu'à sa mort.

Mais le mot bisexualité n'est jamais mentionné, et au delà de ça, la question politique sous-jacente n'est jamais abordée dans les critiques que j'ai vu.

On peut commencer par se demander ce qu'implique la présence d'un personnage comportementalement bi dans le film. Le Maroc est une société très conservatrice sur les questions de sexualité, où les relations hors mariages sont taboues comme l'explique Leïla Slimani dans Paroles d'honneur. Dans son interview pour Allociné, la réalisatrice Maryam Touzani explique qu'elle a peur que le film ne sorte pas au Maroc dans un circuit normal, et ceci malgré le fait qu'il a été financé en partie par l'état via le Centre Cinématographique Marocain, comme elle l'indique dans une autre interview.

Et c'est en ayant ce contexte en tête qu'on voit pourquoi il était important de montrer Halim comme irréprochable, Mina le qualifiant de pur vers la fin du film. L'histoire le dépeint comme un homme doux, attaché à une tradition purement arabe au sein de la vieille ville d'une cité proche de Rabat. Il est montré comme calme et ne voulant pas faire de vague, comme on le voit dans la scène de la rencontre avec une patrouille de police. On s'éloigne assez de l'image de la virilité exotisante et colonialiste que l'Europe a tendance à coller sur les corps arabes, et surtout, ça se rattache à la peur du scandale et l'esclandre dans la société marocaine. Montrer ce personnage dans une forme d'hétérosexualité était important, car ça permet aussi de le rendre plus acceptable et normal.

On voit aussi dans le film qu'il lutte contre ses désirs, un combat qu'on peut rattacher au concept de djihad dans son sens religieux, même si il y cède en allant au hammam ou l'on comprends à demi mot qu'il se fait pénétrer. Une des scènes commence par un homme qui montre son sexe avant d'être suivi par Halim, l'autre montre qu'il rentre suivi par un homme, puis qu'il se tourne vers le mur (ou du moins, que ses pieds font un demi tour). Le choix du lieu n'est pas anodin, car bien que ça soit historiquement un lieu de rencontres gays ailleurs dans le monde1, il s'agit aussi d'un espace attaché au monde islamique. On peut d'ailleurs faire le rapprochement avec l'analyse du film Hammam, le bain turc de Alberto Fernández Carbajal2, notamment tout le passage sur l'hammam et de son homoérotisme latent dans un monde ségrégé par le genre.

Le hammam, la médina et le boutique symbolise le vieux monde qui disparaît petit à petit, tout comme Mina. Un point qui m'a paru assez étonnant, c'est l'absence d'artefact technologique visible. On ne voit pas de télé, pas d'ordinateur, pas de téléphone portable, pas de voiture, pas de calculatrice. Les images semblent être hors du temps, comme si tout était dans un monde passé qui n'existe plus vraiment de nos jours. Divers dialogues renforcent l'idée d'une disparition. Halim et Mina expliquent que certains savoirs sont perdus, que le travail à la machine est moins cher mais n'est pas aussi bon que du travail à la main. La difficulté à trouver des apprentis va aussi dans ce sens, tout comme la rencontre avec la police, ou Mina fait remarquer qu'il y a de plus en plus de contrôle dans la médina, symbolisant une forme d'envahissement de l'extérieur, comprendre le monde moderne, un point à mettre en parallèle avec l'histoire du pays et de la colonisation par la France. Et finalement la maladie de Mina et sa mort à la fin du film ne sont que l'aboutissement de cette métaphore. Lors de l'enterrement de Mina, Halim décide de lui faire porter le caftan bleu qui a servi de fil conducteur au film. Il y a par la une volonté de célébrer la force de Mina en l'enterrant comme une reine, mais aussi d'enterrer symboliquement une œuvre qui est le pinacle de sa carrière liée à l'ancien monde, ainsi qu'un sacrifice financier par amour pour sa femme. Plus tôt dans le film, elle fait d'ailleurs remarquer qu'elle n'a jamais pu se payer un caftan aussi beau que celui sur lequel Halim travaille, et qu'elle pense qu'une autre femme aurait voulu un enterrement plus joyeux, annonçant par la même la fin du film.

Au delà de représenter l'ancien monde, Mina est aussi montré à l'opposé de l'idée qu'on se fait d'une femme marocaine dominé. Elle est présenté comme une battante, qui n'hésite pas à aller dans un café voir un match de foot, ou à dire non à certaines clientes fortunées. Elle cherche à masquer sa vulnérabilité autant que possible, reproche à Halim de ne pas s'opposer au fonctionnaire de police lors de leur rencontre, et on apprends durant le film que c'est elle qui a demandé Halim en mariage. C'est aussi elle qu'on voit avoir du désir et faire le premier pas vers Halim. Elle est aussi perspicace car elle voit tout de suite qu'il y a quelque chose entre Halim et Youssef. Tout comme dans le premier film de la réalisatrice, il y a une volonté émancipatrice dans le personnage, réalisée par sa force et son agentivité.

Enfin, le dernier personnage du film, Youssef, représente le nouveau monde, la jeunesse et le futur. Il est là pour apprendre auprès d'un maître, mais ne se laisse pas pour autant faire. C'est aussi lui qui va initier le contact avec Halim, et même si ils finissent par se fâcher au milieu du film, ils se retrouvent à la fin alors que Youssef vient voir Halim et Mina pour savoir pourquoi la boutique est fermé. C'est un symbole de la jeunesse qui cherche à suivre la tradition, mais pas à n'importe quel prix. Il dit que ce n'est pas une question d'argent, car il a du se débrouiller seul depuis l'âge de 8 ans, symbolisant la détresse de la jeunesse marocaine. La différence d'âge entre Halim et Youssef rentre également en plein dans les clichés des films gays, bien que je trouve ça un peu gênant3.

La présentation des trois personnages me permet d'enchaîner sur le deuxième oubli des médias, la question du polyamour. Le film montre l'arrivée de Youssef dans l'intimité de Mina et Halim, d'abord dans la boutique, puis dans l'appartement et donc l'établissement d'un trouple qui ne dit pas son nom. Au début du film, Mina accuse Youssef d'avoir perdu (comprendre, volé) du tissu rose. On découvre plus tard dans le film que c'était une erreur, et plutôt que de s'excuser auprès de Youssef, elle va cacher le tissu. Puis à la fin du film, elle fait venir Youssef pour s'excuser de l'avoir accusé. On peut voir dans le tissu une métaphore de l'amour de Halim, et donc que Mina accuse Youssef de lui voler son mari, pour finalement s'apercevoir de son erreur qui coïncide avec l'installation de Youssef dans leur appartement et la formation d'un ménage à trois. La scène du cortège funéraire de Mina est aussi lourde de sens. Traditionnellement, le cadavre doit être porté par la famille ou des amis, et doit être accompagné par le reste du village. Dans le film, il n'y a que Youssef et Halim, et personne ne suit le convoi, un changement de plus en plus courant. L'absence de convoi renforce l'idée de la mort d'un ancien monde, mais positionne Youssef dans une ambiguïté entre membre de la famille en privé, mais ami de la famille en publique. On peut aussi voir dans l'absence du convoi un double symbole de la désapprobation de la société et de la solitude de Halim et Youssef. Le film se termine sur un plan ou les 2 hommes sont dans un café, voulant rappeler à l'audience que des hommes comme Halim et Youssef existent, sont au milieu de la société marocaine et sont comme tout les autres.

Vu le succès du film à l'étranger et les efforts déployés pour qu'il soit acceptable pour une audience marocaine, j'espère que les espoirs de la réalisatrice pour faire bouger la société vont aboutir. Il y en a bien besoin quand on se souvient par exemple des discussions sur l'adultère en 2019, mais aussi la diffusion de photos en 2020 ayant entraîné une hausse du harcèlement.

Et je pense que c'est aussi pour ça que le scénario offre une lecture superficiellement conservatrice. Par exemple, le mal qui ronge Mina peut être compris comme le symbole de la corruption de son mari. Lubna Azabal qui joue le rôle de Mina a du perdre 10 kilos pour le tournage afin d'offrir une vision réaliste de la rechute d'un cancer. Mais son corps amaigri n'est pas sans rappeler non plus les images qu'on associe au SIDA, maladie gay par excellence dans l'imaginaire populaire. La cicatrice de l'ablation du sein qu'on voit à la fin du film montre aussi symboliquement une perte de féminité chez Mina, et on peut y voir le symbole que n'ayant pas un mari hétérosexuel, elle n'est pas totalement une femme. Bien que le film soit sur l'acceptation de la situation, on peut aussi en tirer une morale ambigüe pour potentiellement éviter la censure.

Le film abonde en symboles pour mon plus grand bonheur, évite les clichés comme le souligne Komitid, et mérite en effet les prix qu'il a reçu. Malheureusement, je trouve dommage que les critiques et les analyses restent focalisées sur la question du secret de Halim sans chercher à voir la portée politique du film, notamment sur la question de lancer un débat dans la société publique au Maroc. Et il est triste que 28 ans après Gazon maudit, les mots bisexualité ou polyamour ne sont toujours pas utilisables par la presse française, même si on voit parfois la volonté d'éviter les labels non utilisés par la narration.

2

Voir le chapitre 3 "Queering Orientalism, Ottoman homoeroticism, and Turkishness in Ferzan Özpetek’s Hamam: The Turkish Bath (1997)" dans Queer Muslim Diasporas in Contemporary Literature and Film.

3

Ceci dit moins que la fin de l'histoire de Our Colorful Days.