Manic Pixie Dream Bi

Le lent poison de la mixité choisie

Le sujet de la mixité choisie (ou de la non mixité, comme on disait avant) est revenu dans mes cercles suite à une publication sur le sujet, et après une discussion avec la personne qui m'en a parlé, j'ai fini par mettre le doigt sur ce qui m'a toujours paru bizarre dans la pratique.

L'article en question est publié sur le calendrier de l'avent de 24 jours de web, écrit par deux femmes sur les soirées en mixité choisie qu'elles ont organisés. Et bien que le texte aborde vers la fin des questions des transidentités, j'ai tendance à trouver les suggestions maladroites ou problématiques.

Par exemple, à la fin, il est suggéré de mégenrer un homme cis qui viendrait de force, et je pense que c'est une approche qui pose tout un tas de souci, à commencer par déterminer qui est cis. Un mec trans avec un bon passing va t'il se faire mégenrer jusqu'au moment où il décide de s'outer ? La normalisation du mégenrage me fait beaucoup penser aux méthodes des TERFs, et c'est pas exactement une position progressiste. Juste après, la conclusion parle du marrainage d'une personne non binaire, ce qui contredit l'invitation énoncée plus tôt dans le texte, et ça illustre bien que l'inclusion de ces dernières reste conditionnelle au fait d'être vue comme des femmes. Et finalement, le point qui explique que tout va bien, les femmes trans peuvent s'outer pour pouvoir venir n'est qu'une note de la conclusion alors qu'en 2024, c'est un sujet important quand on parle de mixité choisie dans un milieu féministe.

Je ne pense pas que les autrices voulaient exprimer des positions TERFiques de ce genre, et qu'il s'agit sans doute plus d'une méconnaissance des dynamiques de genre dans le milieu queer. En fait, il me semble bien plus probable que les positions en question soit apparus de façon organique à cause des principes de base de la mixité choisie, d'où sa qualification de lent poison dans le titre de cette article.

L'article concède le fait qu'il s'agit d'une discrimination, mais pointe que ça n'est pas illégal dans certains cas. Même si c'est important de rappeler le cadre législatif, je pense que la réflexion ne devrait pas s'arrêter pas à suivre la loi. De plus, je vois dans ce passage une occasion manquée de commenter justement la loi. En droit français, seule l'égalité des sexes est admissible comme exception parmi les différents motifs liés aux discriminations. Une réunion en mixité choisie sur la base de l'orientation sexuelle n'aurait pas la protection de l'article 225-3 du code pénal, et pire encore, aurait des fortes chances de tomber sous le coup de l'article 226-19 du même code pénal et de l'article 9 du RGPD pour des orgas qui ne font pas gaffe.

Et en dehors de cette occasion manquée, l'article n'aborde pas vraiment le coeur du problème, à savoir que faire un évènement réservé aux femmes implique de définir la catégorie femme de façon assez précise pour permettre un arbitrage sur qui rentre et qui ne rentre pas. Et c'est un terrain plus que glissant comme on peut le voir avec les exemples historiques comme le bien connu Michigan Womyn's Music Festival, ou les divers communautés lesbiennes autonomes en Amérique du Nord. Dans les deux cas, la question de la transphobie est une polémique récurrente auquel on peut rajouter des questions de biphobie, de racisme et de classisme. Décider qui vient ou pas est un problème résolu, il suffit d'être arbitraire. Ce qui n'est pas résolu, c'est de concilier la position d'exclure des gens de façon arbitraire en justifiant ça au nom de l'inclusion, et de prôner l'égalité quand on a décidé de faire à la tête des gens.

Dans un contexte nord américain, la question de la définition de la catégorie femme est un sujet dont les conservateurs se sont emparés en pointant sur ses contradictions dans un but politique. Et même si on en a moins en France, il y des TERFs chez nous comme je l'ai détaillé dans un autre article, donc la question se pose ici comme là bas. Du point de vue de la logique pure1, je pense que le raisonnement de Matt Walsh n'est pas totalement absurde et expose les contradictions du genre en tant que système de catégorisation. Là où nos routes divergent, c'est dans la conclusion. Pour lui, ça montre que le mouvement queer/LGBT est dans l'erreur car les raisonnements ne tiennent pas la route à cause des contradictions. Mais il s'appuie sur une vision du monde simpliste ou il constate localement des différences biologiques qu'il généralise sans prendre en compte la réalité. Pour moi, ça montre que le genre en tant que concept est fondamentalement bancal, et que la vision de Matt Walch n'est pas épargnée par ce constat, car la vision qu'il défend n'est qu'une variation parmi tant d'autres. Le genre en tant que principe d'organisation de la société est largement plus ancien que le mouvement queer et ses contradictions sont plus visibles depuis qu'on a commencé à se poser des questions. Ces contradictions sont internes et innées, et les mouvements queer et LGBT ne font que les exposer. Mais surtout, le documentaire ne donne pas plus de définition que la gauche qu'il tente de critiquer, car donner une définition serait s'ouvrir à des critiques. Il laisse juste les gens remplir des blancs.

Les personnes organisant des événements en non mixité sont en général au courant des questions modernes sur le genre, et tentent de bricoler un peu avec des mentions du style "femmes et personnes non binaires". Comme dit par le passé, ça a tendance à vexer certaines personnes NB car ça positionne la non binarité, je cite un-e collègue, "like being a women light"2. La formule va aussi de facto exclure les hommes trans, un sujet qui n'est pas abordé du tout dans le retour d'expérience, et un énième rappel de l'invisibilisation de ce groupe. Et cette exclusion qu'on a tendance à justifier vite fait par une affirmation de l'identité de genre fait que la question des besoins des hommes trans n'est pas vraiment envisagée, alors que visiblement, c'est un sujet de débat sur lequel la communautée semble assez divisé.

On pourrait croire que les critiques de l'exclusion inhérente à la mixité choisie n'arrivent que dans des contextes de féminisme cisgenre, mais on retrouve ça ailleurs quand on regarde un peu en détail. Par exemple, un article récent de Fiction Magazine évoque la question de la non mixité FLINTA et pointe que ça revient à exclure les hommes queers. Comme souvent, l'article ne voit pas de souci avec l'exclusion en tant qu'idée, mais simplement sur qui elle s'applique et comment. Cela revient à dire que le souci n'est pas d'avoir une douane et une frontière, mais seulement que les douaniers ne laissent pas passer les bonnes personnes, une position intellectuelle qui permet l'entrisme des idées nationalistes d'extrême droite. En dehors des communautés queers, il y a aussi des interrogations quand on parle des minorités raciales. Les tensions autour de Rachel Dolezal sont un exemple connu, et le sentiment de ne pas appartenir à une seule communauté ethnique est un sujet qui semble revenir de temps en temps dans the Journal Of Bisexuality, en partie par la compréhension de la bisexualité comme un mouvement libre entre deux mondes séparés (le monde hétéro et le monde homo).

Et pourtant, malgré toutes ces critiques, la non mixité est quelque chose qui semble fonctionner, qui est plébiscité par divers mouvements et l'idée revient régulièrement comme une action militante progressiste sans que ça choque les personnes qui sont censées avoir eu une réflexion sur le sujet. Que l'Automobile Club de France soit de facto un espace en mixité choisie n'a pas l'air d'émouvoir grand monde, car le club ne se revendique pas comme progressiste. En fait, c'est plutôt un symbole du conservatisme et de la bourgeoisie3. Mais qu'un groupe progressiste fasse pareil au nom du progrès devrait être plus gênant, sauf que les critiques sont noyées sous les pleurs des exclus, un point sur lequel je vais revenir plus tard.

Je pense qu'il faut se poser la question de ce qu'on veut dire par fonctionner. Pour examiner un système, on peut regarder son design, ou regarder sa production. Du point de vue du design, c'est l'inclusivité et la diversité qui sont mises en avant. Il faut des espaces séparés pour mieux inclure, pour plus de diversité et pour une égalité d'ordre social. Mais quand on regarde la production effective, c'est un tableau différent qui se présente. Ce qui est construit est souvent un entre-soi basé sur un critère bio-essentialiste au pire, ou purement arbitraire au mieux. Les différentes enclaves séparatistes lesbiennes ont été critiquées pour le fait d'exclure les personnes de couleur, les personnes trans, mais aussi les lesbiennes les plus pauvres, et on peut donc difficilement dire qu'il s'agit d'une mesure d'inclusion. Les utopies proposées vont donc reproduire les mêmes travers que le reste du monde alors que ça n'était pas le but. Pour moi, la résurgence des inégalités est inévitable vu que c'est basé sur un mécanisme d'exclusion au lieu de travailler à des mécanismes d'inclusion. Par exemple et pour en revenir au texte d'origine, les autrices notent que ça a permis de ne pas avoir de "Ce n’est pas vraiment une question, c’est plutôt une remarque". Il se trouve que pour ça, il y a une méthode simple qui consiste à demander aux gens de poser les questions à travers quelqu'un qui filtre et/ou modère pour avoir des questions courtes, et qui va les lire. Bien sûr, il faut des volontaires, mais on a pas rien sans rien.

Si l'idée de non-mixité revient de façon organique, alors c'est sans doute qu'il y a quelque chose de profondément humain qui la rends attrayante et envisageable. Le besoin d'appartenance à un groupe est naturel, mais il implique de se reconnaître dans le groupe, et le plus simple pour ça est un groupe homogène qui nous ressemble. Le vivre-ensemble implique des concessions qu'on ne veut pas toujours faire, et je comprends bien la tentation de s'en passer en virant tout ce qui nous ressemblent pas. Encore une fois, c'est pas un souci en soi, mais attacher la pratique à l'idée d'inclusivité est un lien curieux, car finalement, c'est également la justification qui est donné par l'état d'Israël pour l'annexion de la Palestine et les accusations de génocide qui vont avec, c'est la justification qui pousse à refuser des migrants en Europe et sans doute plein de théories des divers suprémacistes autour du monde.

De plus, si l'utilisation de la mixité choisie attire systématiquement des critiques légitimes et moins légitimes de façon prévisible, alors il faut considérer que le déclenchement de ces critiques sont sans doute un effet voulu.

Faire un événement de facto non mixte sans dire qu'il est non mixte, ça n'est pas impossible et on arrive au même résultat. Personne ne dit que le RAIDD est une boite de nuit réservée aux hommes qui aiment les hommes, le site web ne mentionne le mot gay qu'une fois et la FAQ dit même que les filles sont acceptées. Pourtant, après une séance d'observation participante en immersion4, j'ai quand même constaté que c'était bien gay. De même, il y a quelques années, j'ai été à une présentation de Emma, et j'ai pu noter qu'il y avait 3 mecs sur 60 personnes présentes. Finalement, la boutique d'Artisans du Monde où une de mes partenaire était bénévole avait le même ratio H/F sans que ça soit un objectif, ni que ça fasse un foin. C'est donc bien l'annonce et l'intentionnalité affichée qui entraînent les critiques plus que la non mixité effective.

Si l'intentionnalité est cruciale dans la démarche, je pense que c'est parce qu'il s'agit moins d'une façon d'avoir un résultat que d'exprimer un pouvoir. Le but n'est pas d'avoir uniquement un espace homogène, car ça peut s'obtenir sans le dire, mais bien d'assouvir le besoin de virer une population spécifique sans discussion, et de montrer dans le but de s'en vanter, quitte au final à exclure des gens sur des critères arbitraires. L'article commence d'ailleurs par la question de la légitimité aussi bien en parlant d'inégalités salariales qu'en mentionnant le MLF5, donc en s'inscrivant dans une légitimité historique et sociale. Mais c'est l'affichage de ce pouvoir qui entraîne les réactions, et à travers ces réactions, les personnes à l'initiative de la mixité choisie peuvent se positionner en victime. C'est aussi ce qu'on voit dans l'article où les autrices soulignent qu'elles ont eu des menaces de recours juridiques. C'est un renversement intéressant, car elles expliquent aussi qu'elles ont du se pencher sur les textes de loi et vérifier auprès d'un juriste après les remarques. J'en déduis que la question de la légalité n'a pas été pensé avant, ce qui fait un peu tache quand même. Et un point qui me dérange dans ce mécanisme de victimisation est qu'il s'agit encore d'une porte d'entrée pour l'extrême droite comme on peut le voir via des groupes comme le Collectif Nemesis, les Caryatides, etc. Et j'irais même plus loin, si une conséquence négative est prévisible et voulue, alors à quel moment est ce qu'on peut légitimement se positionner en victime ? À quel moment est ce qu'on devient responsable de ce qui nous arrive quand on sait que ça va arriver à 100%, qu'on y va quand même, et qu'on en profite ?

En discutant avec un groupe de militants LGBT au sein d'une structure anarchiste plus grande, quelqu'un m'a parlé de la création d'un groupe en non mixité bisexuelle au sein de la structure, et si je voulais le rejoindre. J'ai trouvé l'idée relativement saugrenue, car je ne vois pas exactement ce que ça apporte de s'isoler du reste de la communauté, et que reprendre des méthodes féministes historiquement problématiques sans avoir de réflexion critique est un souci. Mais si on regarde l'acte via le prisme de la visibilité et du clash, alors ça prends un autre sens car le but n'est pas d'avoir un groupe, mais de montrer qu'on existe via une confrontation et un rejet. C'est toujours selon moi une position problématique car il y a assez de drama en général et que j'ai tendance à me dire qu'il faut construire des coalitions plutôt que des murs, mais je comprends mieux le cheminement même si je ne sais pas si il s'agisait d'un calcul raisonné ou d'un réflexe d'exclusion somme toute humain.

Finalement, un dernier point problématique, c'est le message que ça envoie et la confusion qu'il entraine. Pour donner un exemple, il y a visiblement assez régulierement des discussions sur la participation des personnes hétéros aux marches des fiertés sur internet, comme ici, ici, ici ou ici pour 2024. C'est sans doute un micro débat avec une dose de ragebait , mais de ce que je vois, la position de la communauté est que oui, on peut être hétéro et venir aux marches des fiertés pour tout un tas de raisons (comme illustré ici ). Une des raisons qui est rarement mise en avant6 est que si on considére que les marches des fiertés sont une hétérotopie , alors un moyen de répliquer et propager l'utopie sous jacente est de l'ouvrir à tout le monde pour que les gens s'en inspirent. Exclure les personnes qui se pensent hétéros va au contraire cimenter la position qu'il y a deux mondes, que l'un des deux ne peut pas changer, et que les gens ne peuvent pas changer. Pour les événements en mixité choisie sur l'égalité de genre, c'est pareil, ça donne le sentiment que le seul moyen de changer le monde, c'est que les femmes s'en occupent pour elles, tout en ayant d'autres militantes qui tiennent le discours inverse, à savoir qu'il n'y a pas assez d'hommes qui s'impliquent dans le féminisme. Et j'ai pas le sentiment que les gens se penchent sur une réflexion critique sur les contradictions entre ces deux messages et l'impact sur la communication.

Pour résumer ma position, la mixité choisie/non-mixité sur les questions d'égalité H/F entraîne des risques d'entrisme à l'extrême droite car elle s'appuie sur des mécanismes de réification et d'essentialisation. Mais tout n'est pas négatif, car ça permet de construire des espaces différents même si très imparfaits, et permet à court terme d'attirer des gens tout en visibilisant certaines causes. Mais je pense qu'à long terme, ça n'est pas viable et ça fait sans doute plus de mal que de bien.

Et c'est pour ça que je qualifie ça de lent poison7. La caféine est à la foi un stimulant et un pesticide, et comme le disait le fondateur de la toxicologie, c'est la dose qui fait le poison. Sauf que dans la cas de la mixité choisie, ce n'est jamais un sujet abordé sur le fond, et visiblement, tout le monde s'en fout.

1

Et uniquement ça, car ça reste un film fait de mauvaise foi phénoménale avec un montage visant à déformer la réalité.

2

Comme le Pepsi-light.

3

Chapitre 8 de "Les Ghettos du gotha"

4

Ce n'est pas du reluquage si c'est au nom de la science.

5

Rappel que le MLF a été fondé par Christine Delphy qui a bien fait connaître sa position sur la transidentité y a quelques années.

6

Sans doute parce qu'on va se focaliser plus sur les questions d'identité individuelles que sur les stratégies politiques par la magie du néoliberalisme ambiant.

7

Pour être honnête, j'avais d'abord pensé à qualifier ça de dette technique, mais c'est sans doute trop jargonneux comme terme.