Manic Pixie Dream Bi

La non mixi-Tea et sa LGBTphobie

Au moment ou j'ai commencé à écrire ces lignes, l'application Tea a fait les gros titres de la presse informatique suite à une fuite de données (et continue quelques semaines plus tard). Les réactions outrées furent légions, mais un aspect me semble manquant autour des principes mêmes de l'application.

Tea est une application visant à rendre les rencontres plus sûre en permettant aux femmes de mettre des notes sur les hommes avec qui elles ont un rencard. Suite à sans doute une configuration mal pensée, une partie des données des utilisatrices (selfie, carte d'identité, etc) s'est retrouvée accessible publiquement, et des membres du forum 4chan sont tombés dessus comme l'indique 404 Media. Par la suite, une seconde fuite a été découverte.

En soi, ça n'a rien de spectaculaire, car des soucis de ce genre arrivent tout le temps. Mais l'application a une particularité, c'est d'être réservée aux femmes, un point que pas mal de gens trouvent problématique. Il y a des hommes qui trouvent ça problématique de part le risque de diffamation, car en effet, il suffit en théorie d'une ex malveillante pour se retrouver soudainement bloqué par beaucoup de monde sans comprendre. Même si le risque me semble exagérée, je peux comprendre la peur autour de ça. Néanmoins, l'existence de l'application montre que tout le monde ne pense pas qu'il s'agit d'un souci, et que les risques sont inférieurs aux bénéfices et qu'il faut favoriser la sécurité des femmes avant tout.

Une autre partie des réactions tourne sur la question des informations privées et des lois afférentes. En effet, en France, il y a des chances que ce genre de choses coincent un peu, même si je ne me suis pas penché en détail sur le sujet pour avoir un avis plus étayé. Je suppose que le RGPD s'appliquerait vu qu'il s'agit d'un traitement de données personnelles, mais je ne sais pas si l'usage de l'application rentre dans l'exception "2.C" de l'article 2 qui concerne les activités "purement personnelles" par des personnes physiques.

Pour ma part, je pense que le souci est plus dans les restrictions d'accès à l'application et tout ce que ça dit sur l'entreprise à l'origine, un point que la presse grand public n'a pas l'air d'avoir beaucoup abordé.

Pour commencer, comme on le voit, ça implique de vérifier l'identité via un selfie ou une vérification de la carte d'identité. C'est un souci parce que ça implique de décider qu'une femme est ce qui ressemble à une femme, ou que l'état a déclaré comme femme. Une femme trans qui n'aurait pas un assez bon passing se ferait jeter, tout comme une femme cis ayant une allure trop masculine. Et ne parlons pas des femmes trans qui ne peuvent pas obtenir des papiers à jour, ou des personnes NB ayant une pièce d'identité avec un marqueur autre que F. On retrouve les mêmes soucis que pour la vérification des accès aux toilettes ou pour le contrôle à l'entrée d'un camp de musique comme le Women Michigan Fest. J'ai déjà écrit sur la question de la non mixité, donc je ne vais pas redire la même chose, mais les arguments sont toujours applicables.

Un souci plus spécifique est que l'application va de facto diviser le monde en 2 groupes, les victimes potentielles, et les prédateurs. Les victimes potentielles sont forcément les femmes, et les prédateurs potetentielles sont forcément les hommes. L'application n'envisage en aucun cas que des hommes puissent avoir besoin de ça, ni que des femmes puissent être source de violence. On pourrait argumenter que c'est statistiquement ce qui arrive, mais c'est une vision hétérocentrée, car elle suppose que les femmes ne sortent qu'avec des hommes, et que le reste n'existe pas. Les violences dans les couples queer existent et font l'objet d'un certain silence depuis toujours, et le fonctionnement de l'application ne fait que renforcer ce silence. En utilisant la non mixité comme base, l'équipe à l'origine du logiciel renforce donc la division binaire des genres en essentialisant les comportements des unes et des autres.

L'application mets en avant que son but est d'éviter les mauvaises rencontres, en pointant implicitement sur les risques de violences envers les femmes. Je n'ai aucun doute de l'intérêt d'une application pour se protéger, mais j'ai des sérieux doutes sur le risque de dérapage pour des minorités, et j'ai également des doutes sur l'efficacité. En théorie et en pratique, un whisper network fonctionne dans le sens où en effet, des personnes peuvent arriver mieux préparé à un rendez vous, et les personnes prédatrices vont faire moins de victimes si elles bougent dans une autre communauté (comme j'ai pu le voir dans divers contextes). Mais un point qui sembler manquer dans Tea, c'est la question de la confiance. Dans les cas que j'ai pu voir, il s'agissait de communications entre groupes identifiés, où sans doute plusieurs personnes peuvent témoigner d'un souci et où on peut vérifier leur implication dans le dit groupe. Dans Tea, ça ne semble pas être le cas et donc n'importe qui peut dire n'importe quoi. Abaisser la barrière à l'entrée est nécessaire pour obtenir des usagéres aussi bien pour couvrir le plus de personnes possibles que pour avoir assez d'abonnements pour payer les employés, mais cela va aussi à l'encontre de l'impératif de vérification des infos. Entre la qualité et la quantité, Tea n'a pas vraiment le choix et doit s'orienter vers la seconde car c'est une entreprise.

De plus, comme Tea est une application à part, elle n'est pas attaché à un groupe préexistant, et elle n'offre rien de plus qu'un salon de discussion existant ne pourrais proposer, à part justement le fait de retirer les barrières. En fait, vu que le but est de discutter uniquement des rencontres, elle offre moins qu'un groupe existant qui va proposer sans doute plus de choses (des sorties, des discussions, etc). Et le fait d'ouvrir à tout le monde pose des questions de transmissions des valeurs et des questions d'échelles.

Il y a aussi une question de statistiques en jeu. Certes, beaucoup de femmes vont avoir des soucis de violences au court de leur vie, mais c'est à l'échelle d'une vie. Si on regarde les statistiques en Europe, on tombe sur du 65 pour 100 000 sur une année. La BBC estime qu'il y a 1.6 millions d'utilisatrices, et en supposant des taux de violences aux USA comparables à l'Europe, il y a grosso modo 1040 de ces femmes qui vont signaler une agression sexuelle en moyenne durant l'année. Et si on multiplie ça par 10 (vu que les chiffres d'Eurostat sont basés sur les affaires de police qu'on estime souvent inférieur par un facteur 10), ça ne fait que 10 000 femmes par an sur toutes les utilisatrices de l'application. Bien sûr, il faut éviter les agressions, mais la question de la fréquence se pose. Au rythme d'une agression par jour, on tombe sur 27 femmes dans le groupe des utilisatrices, soit un peu plus qu'une par heure. En soit, ça justifie en effet d'avoir une application, mais ça implique que les utilisatrices soient toutes connectées entre elles sur tout les États Unis.

Si on suppose 0,1% d'utilisatrices malicieuses (chiffre inventé, mais ça fait du 1/1000), sur un groupe de 1.6 millions de personnes, ça fait quand même 1600 comptes à qui on ne peut pas faire confiance car malicieux. Si on mets ça à coté des 1040 femmes qui vont signaler de la violence, on tombe sur une chance sur 2 dans la plus généreuse des estimations, et ça revient à tirer à pile ou face. Mais en pratique, il n'y a sans doute pas que 0.1% de compte malicieux. Et il n'y a pas de groupe de 1,6 million de personnes connectées entre elles, car ça produirait trop de messages. Au rythme d'un message par minute, il faut 3 ans pour que tout le monde en poste un, donc on peut supposer qu'il y a plus qu'un message par minute. Il y a donc sans doute des groupes d'une taille plus conventionnel comme sur un réseau social, avec entre 150 et 200 personnes qu'on va voir par jour (totalement sorti de mon chapeau sur la base du nombre de Dunbar).

Donc il me semble évident que les discussions sur l'application vont au delà des cas clairement illégaux de violences, car il n'y a (heureusement) pas assez de cas potentielles pour obtenir le trafic requis pour retenir les utilisatrices. C'est un point qui n'est pas souvent dit mais il faut donner une raison d'ouvrir l'application et il faut pousser à la rétention comme tout les réseaux sociaux. Et donc, pour ça, il n'y a rien de mieux que le drama1, surtout que comme dit plus haut, il n'y a pas d'activités autre que les rencontres amoureuses, ça n'est pas un canal discord à part dans un serveur sur un sujet autre.

De la même façon, l'estimation de 0.1% de personnes malicieuses peut s'appliquer au nombre de personnes racistes, et c'est un autre point qui est aussi passé à la trappe dans les journaux. Quand on regarde les votes aux élections présidentielles aux USA, on voit que l'actuel clown à la tête du pays n'a pas été élu que par des hommes, bien au contraire. Donc je n'ai aucun doute sur le fait que des actrices malveillantes peuvent rentrer et juste déclarer des hommes racisés comme violent et que ça passerait sans souci.

Mais le point qui me dérange le plus, c'est quand on lit que les femmes peuvent indiquer que tel homme est marié, ce qui montre qu'il s'agit autant d'une question de sécurité et d'évitement des hommes violents que d'une question de morale. Et si le fait d'être marié et de tromper sa conjointe2 est vu comme une raison de ne pas entamer une relation avec quelqu'un, alors il faut se poser la question de la perception des hommes bisexuels par les femmes. On trouve assez facilement quelques chiffres et anecdotes quand on cherche, et une rapide recherche dans les journaux académiques confirme les résultats. Par exemple, dans Swipe Left on the Bi Guys, le résultat est sans appel, l'étude de 2018 disant "As predicted, heterosexual women rated bisexual men as (1) less sexually and romantically attractive than straight men, (2) less desirable to date and have sex with compared to straight men, and (3) less masculine than straight men".

On retrouve aussi ce genre de résultats dans une étude de 2022, où le graphique 1 montre un score de "willingness to date" (volonté de sortir avec) sur une échelle de Likert à 7 points. Les femmes hétéros sont en moyenne "plutôt d'accord" pour sortir avec des hommes hétéros (moyenne à 5.93, déviation standard de 2.06), alors que le score moyen tombe à 3.34, plus proche de "plutôt pas d'accord", pour le fait de sortir avec un homme bi. C'est assez déprimant, même si c'est une étude qui utilise des données de 2012. Je voudrais bien me rattacher à ça pour trouver un peu d'espoir, mais c'est hélas aussi concordant avec les chiffres de la solitude des personnes bisexuelles dont j'ai parlé dans mon dernier billet, et les autres études ne parlant pas spécifiquement des relations amoureuses.

Donc de la même façon qu'il y a sans doute du racisme sur l'application, il y a sans doute de la biphobie.

Une application qui est de facto soumise aux mêmes exigences qu'un réseau social commercial va sans doute avoir les mêmes travers, et va donc amplifier les mêmes biais. Mais sous le prétexte de faire ça pour régler un souci important, alors on a tendance à ne pas examiner de façon critique, et à se focaliser uniquement sur les retours les plus attaquables (comme la peur de certaines hommes) au lieu de regarder les soucis de fond rapidement démontrables. En somme, rien de nouveau, c'est encore du progressisme de façade.

1

Voir le jeu Harmony Square.

2

Car bien sûr, dans ce genre de cas, c'est forcément un mariage hétéro avec une femme.