Les 2 mi-sexes
Une des conséquences positives de la pandémie fut l'augmentation des espaces virtuels de discussion, ce qui m'a permis de trouver plein de groupes chouettes, et notamment un club de lecture LGBT au boulot. Et c'est comme ça qu'on a commencé à parler du livre "Les Demi Sexes" de Jane de la Vaudère, ce qui me permet d'enchaîner sur la question des normes de genre à la fin du 19ème siècle.
Alors on a pas commencé directement à parler du livre, mais plus d'un article intitulé "Mutating Bodies: Reproductive Surgeries and Popular Fiction in Nineteenth-Century France" sur le sujet du livre. Comme le livre est en français, mes collègues (pour la plupart anglophones) se sont posés la question de trouver un exemplaire traduit, ce qui ne semble pas être trivial vu que le livre n'est plus en vente depuis un certain temps. Mais une collègue montréalaise a pointé qu'elle a vu passer le livre récemment comme en cours de transcription pour un projet qu'elle suit, et elle a pu en tirer un epub pour les francophones que j'ai chargé sur ma liseuse, et que j'ai lu1.
Le roman raconte le destin de Camille de Luzac, une riche héritière orpheline qui est convaincue par son amante, Nina Saurel, d'aller voir un docteur pour subir la même opération qu'elle, un ovariectomie magique2. Une fois libéré des contraintes de la maternité, Camille en profite pour prendre Julien Rival comme amant, et écarte Phillipe de Talberg, un autrichien qui va devenir maître chanteur et son amant une fois qu'il découvre le pot aux roses concernant les opérations. Camille décide de mettre son passé derrière elle et se marie avec un sculpteur, George, et part en voyage de noces en Sicile. Finalement, son passé revient la hanter sous la forme de Phillipe qui continue à la poursuivre avant d'aller révéler les détails de l'affaire à la presse. Le livre se termine sur le suicide de Camille et Nina, littéralement dans les 10 dernières phrases du livre.
Bien que non précisée, l'action est contemporaine à sa publication, soit à la fin du 19ème, en plein dans la Belle Époque dans un esprit Fin de siècle. Si j'en croit plusieurs articles, le livre a été inspiré par un des nombreux procès de l'époque autour de l'avortement, et dans un contexte de natalité en baisse et de dépopulation suite à la guerre de 1870.
Mais ce n'est pas la question de l'avortement dont il est question ici, mais celui de la fertilité et des rôles de genre. L'orientation LGBT du roman est assez claire. Camille est l'archétype d'une bisexuelle dépravée, ayant comme amant Phillipe, Julien et George, mais aussi Nina et sans doute d'autres femmes tel qu'on le comprends dans le chapitre VIII de la 2ème partie, également appelé "le chapitre de l'orgie quasi lesbienne avec de la drogue3 et des mineurs". Nina et Camille semble se disputer une 3ème femme, et même si le texte ne rentre pas dans le détail, je suis pas trop sur de voir ce qui peut arriver d'autre quand des femmes commencent à déchirer leur robe.
Nina entraîne aussi Camille dans divers sorties où elles se griment pour aller dans des soirées plus "populaires". Il n'y a pas énormément de détail sur le passage, et même si j'aurais juré avoir compris que Camille et Nina se déguise en homme, il n'est rien précisé dans le passage. Et après une recherche rapide, l'idée que des femmes s'habillent en hommes est plus quelque chose des années 1920 que des années 1890, même si il existe des exemples historiques comme Jane Dieulafoy et Marc de Montifaud décrit dans "Before Trans Three Gender Stories from Nineteenth-Century France".
Et pourtant, la question du genre est centrale. En refusant de rester dans un rôle purement reproductif, Camille devient effectivement un être qui n'est pas tout à fait une femme, mais pas non plus un homme. De nos jours, on pourrait la qualifier de non binaire, et ceux d'autant plus qu'elle se retrouve au lit avec des hommes et des femmes, un acte qui va à l'encontre des théories de l'inversion sexuelle tournant à l'époque4. D'ailleurs, c'est de la que le roman tire son nom, à savoir le fait d'être à moitié sexué. La question de la féminité est explicitement mentionné dans le roman, comme l'indique l'article cité au début, et c'est un point que je trouve fascinant.
J'ai lu "Non-binary lives : an anthology of intersecting identities", j'ai écouté les podcasts sur le sujet en français comme l'épisode de Camille ou en anglais comme NB: My non-binary life, et ça n'a pas cliqué du tout. Alors que ça ne clique pas de tout de suite, ok, mais quand ça ne clique pas après des mois et des mois, c'est autre chose.
Et la, avec un roman du 19ème siècle et un article, j'ai pu enfin mettre le doigt sur ce qui me manquait vis à vis des concepts de non binarité. Mon constat est que si je vais voir sur reddit où il y a quand même du monde, une bonne partie des posts sont des selfies ou des questions sur sa propre présentation (ce que je qualifierais de "performativité" sans y donner un sens péjoratif). Et si je vais voir sur d'autres réseaux, ça tourne beaucoup plus autour de la grammaire et des pronoms.
Ce qui me semble curieusement non discuté de manière productive (c-à-d pas par des transphobes), c'est que tout semble tourner autour de la question de la présentation. Les vêtements et/ou le maquillage, c'est une question de présentation. Même si il existe des personnes qui vont prendre des hormones en vue de changer leur corps, c'est aussi une question de présentation via une modification corporelle. Utiliser un pronom, c'est une question de présentation. Et ça semble assez centrale.
Et c'est le contraste entre cette centralité de la présentation et les héroïnes du roman qui m'a frappé. Les femmes opérées du roman se regroupent dans des dîners/orgies exclusifs via leur groupe des demi-sexes, mais ce groupe est uni par un fait précis, le passage dans le cabinet du Dr Richard pour une opération. Il y a un critère d'appartenance assez direct, défini et externe, au contraire des groupes queers modernes où on semble simplement dire "si tu penses que tu l'es, tu l'es". Les motivations des héroïnes sont aussi directement matérielles, à savoir éviter la maternité et ce que ça implique pour elles. Il y a un but politique direct, ce qui ne me parait pas une évidence pour les groupes de personnes non-binaires en 2022, sauf si on regroupe ça aux revendications des personnes trans en général. C'est un point qui va rapprocher ça du militantisme bi à mon sens.
Je ne prétends pas que le roman ait une visée politique émancipatrice, surtout vu la fin. Entre les morts de Camille et Nina pour leur dépravation, l'ode à l'hétérosexualité en Sicile dans la partie 3, l'ennemi étranger autrichien dans l'ombre de la guerre de 1870 en la personne de Phillipe, et les critiques de la médecine moderne qui auraient sans une place dans un discours de TERF en 2020, on ne peut pas dire que ça soit la plus progressiste des histoires pour notre époque. Mais l'articulation de la position des personnages comme voulant se libérer des jougs du genre est à mon avis beaucoup plus claire dans ce roman, car beaucoup plus importante à l'époque.
Pour resituer le contexte historique, c'est avant la légalisation de la contraception et des avortements sans risques, avant le droit de votes des femmes ou celui d'avoir son propre compte en banque, et bien sûr, avant la légalisation de l'homosexualité. On peut donc plus facilement comprendre les motivations d'une opération dangereuse pour avoir les mêmes droits qu'un homme.
Mais en 2022, je pense qu'en France, en théorie et dans la loi, les femmes vont avoir dans les grandes lignes les mêmes droits que les hommes. Elles peuvent voter, ouvrir des comptes, la contraception n'est pas interdite en France, bien que ça reste encore un sujet à défendre et à améliorer5. Je vois bien que par exemple, la tâche de s'occuper des enfants retombent souvent sur les femmes, mais j'ai le sentiment qu'on est assez loin de contraindre juridiquement les femmes à un rôle purement reproducteur, et c'est le fait de sortir de ce rôle qui fait que Camille et Nina sont en dehors des normes de genre de l'époque.
Si l'usage d'une technologie médicale est ce qui permet de penser Camille comme n'étant ni une femme, ni un homme dans le cadre du roman (e.g. une forme de non-binarité), ça ne serait plus le cas aujourd'hui. Je connais des personnes non-binaires qui ont demandé une ablation de leur utérus ou de leurs ovaires, mais ça n'est ni un pré-requis6, ni un critère suffisant.
Dans les années 80, Monique Wittig a terminé un discours avec une phrase restée célèbre, théorisant que les lesbiennes n'étaient pas des femmes. 40 ans après, il faut reconnaître que ce n'est pas exactement ce qui est resté, bien au contraire vu l'attachement des lesbiennes à l'identité femme. Si on regarde les analyses récentes de la question, on peut noter voir que Camille rentrerais dans la catégorie lesbienne pour Adrienne Rich, au moins au début du roman. Et si on se base sur une vision à la foi moderne et ancienne de ses désirs, Camille serait sans doute bisexuelle (et cis, vu qu'elle ne fait aucune forme de transition publique).
Donc le même personnage fictif ne se revendiquant de rien de précis dans sa diégèse peut être compris comme ayant plusieurs identités suivant les époques où on a regardé le personnage. Et c'est la qu'on en revient à la question de la communauté non-binaire, car l'instabilité de l'identité de Camille n'est pas le reflet de son changement d'identité propre, mais bien du monde qui la regarde. Le texte est lui même un objet fixe, et ce sont les concepts socio-sexuels qui se reconfigurent. Ou du moins, une bonne partie des concepts car autant la question du lesbianisme et de la non-binarité sont en mouvement, autant la caractérisation de Camille comme bisexuelle me semble beaucoup plus stable.
Et c'est ainsi que j'arrive à ma conclusion. Ce que je ne comprends pas avec certaines questions de genre, c'est que ça n'a pas de sens stable. Alors bien sûr, les mots changent et comme l'explique Foucault, l'identité "homosexuel" est une création récente à l'échelle humaine. Mais en général, les mots et les concepts ont un sens stable dans une période située et assez longue, et j'ai le sentiment que ce n'est pas le cas pour la non-binarité et ça me bloque totalement dans mon raisonnement pour comprendre pleinement.
Je comprends bien l'idée d'un point de vue théorique, j'ai encore assez de reste de mes cours de maths et de la théorie des ensembles, mais c'est peut être justement parce que ça semble venir plus d'un point de vue théorique que j'ai du mal à articuler ce que ça donne dans le monde réel où les choses sont compliquéestm.
Si on prends par exemple la question de savoir ce qu'est une femme, il n'y a pas de réponses simples comme l'explique Jessie Gender dans une vidéo récente, mais il y a au minimum l'idée que les femmes sont perçues et traitées différemment des hommes aussi bien historiquement que maintenant, et qu'il y a une définition.
Mais il n'y a rien de tout ça pour la non-binarité, et définir un groupe par rapport à la non appartenance à une dichotomie me parait curieux quand il y a un courant visant à réduire la dichotomie en question. Plus j'y pense, et plus j'ai le sentiment de voir le même souci qu'avec le militantisme bi, au moins dans les grandes lignes.
Peut être que je ne comprends pas car il y a des définitions contradictoires et aucun consensus car tout le monde essaye d'être trop gentil avec tout le monde (en surface, car en pratique, le gatekeeping médical est une question au sein de la communauté trans comme on peut le voir en cherchant truscum sur le web).
Mais peut être que je suis juste trop con pour ça.
J'ai noté que je lis beaucoup plus vite en français, surtout des romans.
Magique, car page 50, il est expliqué que l'opération ne laisse pas de traces, alors qu'il y a une cicatrice dans la vraie vie.
Page 153, il est écrit qu'une invitée est "ivre de morphine", l'alcaloïde dont on tire l'héroïne.
Âme de femme dans un corps d'homme, etc, etc.
Notamment la stérilisation volontaire des personnes nullipares.
Pour les personnes qui ont ces organes en premier lieu, évidemment.