La critique des espaces queers dans Lesbian Space Princess
J'ai eu la chance de voir le film Lesbian Space Princess à un festival de films à l'étranger avant sa sortie en France dans quelque temps, et j'ai été frappé par la critique sous jacente de ce que je pourrais appeler "les politiques communautaires lesbiennes".
Avant de me lancer dans une explication, je dois prévenir mon lectorat que je vais spoiler le film sans aucun scrupule, et même si il n'y a pas grand chose à spoiler selon moi, je préfère laisser le choix.
Le film raconte l'histoire de Saira1, fille des 2 reines de Clitopolis, une planète remplie de lesbiennes (ou de femmes qui aiment les femmes). La protagoniste se fait largué par sa première copine, Kiki, au début du film après lui avoir fait un "scrapbook" après 2 semaines de dating. Et c'est pour moi l'un des premiers gags lesbiens du film, un clin d'oeil à la blague bien connue du U-haul lesbien. Le film regorge de moments comme ça entre la planète Clitopolis qui est dur à trouver, une blague sur le double sens pussy/chatte en anglais qui subverti les attentes vu qu'on voit un appareil génital qui danse2, etc, etc.
Kiki se fait capturer par des carrés blancs, appelés Mecstraterrestres (Maliens en anglais, ce qui ne passe pas bien du tout en Français), qui sont en fait des incels au sens le plus classique du mot. Et Saira, qui n'a pas renoncé à son ex, va la chercher. Elle doit d'abord sortir de Clitopolis en utilisant un "problematic ship", puis croise Willow, manic pixie dream enby de service, et va rejoindre Blade, une drag queen qui va l'aider à vaincre ses doutes pour ensuite la trahir. Et finalement, elle va affronter les Mecstraterrestres dans leur base. Elle libère son ex, mais entre temps, elle a pris de l'assurance et ne veut plus être avec elle.
C'est un rapide résumé du film, mais ça fera l'affaire pour le moment.
Le film a été écrit par un couple de lesbiennes, cf une interview en allemand, et ça se voit dans le film. Par exemple, à un moment, il est fait mention de la vie d'Adele, le film utilise le labrys comme symbole, etc.
Mais néanmoins, ça n'a pas empêché au moins une personne de critiquer le manque de personnes trans dans le film3, un point qui m'a aussi sauté aux yeux. Néanmoins, je pense qu'il serait incorrect de qualifier le film de transphobe ou de biolessentialiste. L'affirmation repose sur trois arguments, le fait de voir des clitoris, la représentation de Willow, et sur la dichotomie Normie Space et Safe Space (traduit par espace neutre dans les sous titres).
Pour le premier argument (gag visuel sur les clitoris), je n'ai pas le sentiment que ça soit si répétitif que ça. En fait, je pense qu'il n'y a qu'un seul gag avec un clitoris qui bouge, vu que j'ai essayé de faire gaffe au décor. Je sais que ça dérange certaines femmes trans d'avoir un focus sur un organe que la plupart ne vont pas pouvoir avoir à cause du coût et d'un éventuel risque lors d'une opération4, mais il faut quand même reconnaître que l'argument résonne aussi beaucoup avec une censure issue d'une pudibonderie patriarcale et qu'à ce titre, il a des chances d'être refusé. C'est pour moi un argument dans la même lignée celui de Louise Fleur-de-sel sur le nommage du groupe de punk Emasculation dont j'ai parlé dans mon article sur le MeToo lesbien.
Ensuite vient la représentation de Willow, qui est en effet l'archétype de la manic pixie dream girl, mais non-binaire et bisexuel. La représentation de la non binarité est assez complexe à montrer au cinéma selon moi, et j'ai déjà donné mon avis sur la question, et il n'a pas changé. Je n'ai rien à rajouter à part dire que pour beaucoup de gens, la transidentité recouvre aussi la non binarité, et c'est en soit un argument qui n'est pas développé dans l'article que je critique. Mais un point qui m'intéresse plus, c'est la bisexualité de Willow sur lequel je reviendrais plus tard. C'est vrai que c'est un personnage secondaire, mais c'est pas le MCU, il ne peut pas y avoir 30 personnages principaux dans un film indépendant d'une heure et demi avec à tout casser 10 personnages. Willow est un personnage NB qu'on peut voir comme une femme, mais il personne ne peut vraiment dire comment visuellement montrer un personnage non binaire sans tomber dans le trope du personnage capable de changer d'apparence5 ou du personnage agenre car non humain. Donc Willow est aussi valide que n'importe quel personne NB, même si la scène post-sexe avec Saira montre le port d'un soutien gorge, une occasion manquée de de subvertir un signe de féminité.
Et il reste la question de la dichotomie "Normie Space" et "Safe Space" à examiner. L'article semble faire plusieurs erreurs à ce niveau. Pour commencer, il y a une confusion entre le terme Gay-laxie et le terme utilisé dans le film, Safe Space. L'article suppose qu'il s'agit de 2 espaces hermétiques alors que Saira va voir Blade suite aux commentaires d'un article parlant de sa non invocation d'un labrys, preuve qu'il n'y a pas vraiment de séparation. Et surtout, l'article ne voit pas la métaphore derrière la séparation en question. Car quand on regarde bien, l'endroit où se trouve Clitopolis est rempli de femmes. On passe rapidement sur une carte qui indique qu'il y a d'autres planètes (je crois), mais c'est avant tout un espace séparatiste non mixte avec tout ce que ça implique. L'héroïne souffre d'un manque de confiance en elle, et se sent rejetée par le reste de la communauté car elle ne s'intègre pas dans l'espace hypersexualisé et fêtard de Clitopolis. Au début du film, quelqu'un dit même en commentaire "elle est sans doute hétéro", et elle est ostracisée car célibataire, et vis dans l'ombre de ses 2 mères qui ne s'intéressent pas à elle.
Le Safe Space est dépeint comme un espace finalement assez peu tolérant, et elle s'en échappe avec un vaisseau spatial tiré du rayon "problematic ship". Il faut ici que j'explique le jeu de mot en anglais, car mon argumentaire repose dessus. Les scénaristes montrent tout au long du film une maîtrise des codes du web des années 2010, avec des méchants qui parle de leur karma sur Reddit, une mention de Wikipedia, des références à la pop culture comme le MCU, Magic The Gathering, mais aussi les codes de la culture incel, des mêmes comme "This is Where I'd Put My Trophy, If I Had One". Et quand Saira cherche à s'évader de sa planète, elle le fait via un "problematic ship", comme indiqué sur un panneau. Un ship, dans le jargon des fanfictions, c'est le fait de placer 2 personnages dans un couple romantique dans une oeuvre de fiction avant que ce couple soit éventuellement canon. Et un problematic ship, c'est quand la paire est problématique par rapport à certaines questions morales. Par exemple, une fanfiction où Anne Frank termine après la guerre avec Adolph Hitler, ça serait problématique. Mais j'imagine qu'un couple canoniquement lesbien (comme Abby et Harper dans "Ma belle-famille, Noël et moi") qu'on remplace par un couple non lesbien (Harper et John, par exemple) serait vu comme problématique par certaines personnes.
Il y a donc ce gag sur l'opposition entre les vaisseaux "corrects" et les vaisseaux "problématiques" (ce dernier étant textuellement problématique), et que narrativement, le fait pour une lesbienne (Saira) d'avoir besoin d'un vaisseau misogyne6 pour s'en sortir va à contre courant d'une obligation à montrer une histoire enpouvoirante. Pour s'évader, elle fait quelque chose que sa communauté trouve problématique.
Et à un niveau méta-textuelle, c'est le fait qu'un "problematic ship" aille contre une forme d'orthodoxie de la communauté qui rends la chose intéressante. Elle s'éloigne de la culture vécue comme oppressante de Clitopolis en sortant du Safe Space, et elle y croise des personnes queers hors dans la culture lesbienne traditionnelle comme Blade, drag queen, et Willow, personne non binaire bisexuelle. Et donc, placer le club de Blade en dehors de l'espace safe n'est pas pour dire que les drags queens sont pas queer, mais bien pour souligner qu'il y a un monde queer en dehors du monde séparatiste de Clitopolis.
Mais la question de la trahison de Blade en tant que persone GNC (ou supposée comme tel) et personne de couleur est importante, et j'ai aussi trouvé ça curieux. Mais se focaliser sur ça d'un point de vue racial passe sous le tapis le fait que l'héroïne aussi est une personne queer de couleur (tout comme Kiki et une des 2 mères). L'article à la fin dit que Jordan Raskopoulos, une femme trans lesbienne australienne, a participé au film ce qui indique qu'au moins une personne trans n'a pas trouvé le film si problématique que ça, et oublie également de noter que le personnage de Blade est doublé par Kween Kong, une drag queen australienne, qui a bien sur lu le scénario avant de signer. Donc il y a au moins aussi une drag queen racisée qui a pu donner son avis sur le scénarion et qui semble au moins être d'accord avec lui, même si en effet, ce passage de l'histoire donne l'impression de vouloir voler la féminité à l'héroïne7. Peut être qu'il faut y voir une identification subversive aux vilains queer-coder de Disney.
Mais surtout, ce qui fait que je pense que le film n'est pas un film de cryptoTERF bioessentialiste, c'est l'interview en allemand dont j'ai donné le lien en début d'article. À la quatrième question, Emma Hough Hobbs dit "nous avons longuement hésité à inclure le labrys, car il est associé de façon négative avec les TERF lesbiennes". Elle se positionne assez clairement contre la transphobie dans cette interview, ce qu'une TERF ne ferait pas. Ça ne veut pas dire que le film n'est pas critiquable sur ce point, mais vu qu'une partie du film traite aussi des problèmes de la communauté LGBT et de l'impact des critiques quand on n'exécute pas parfaitement les rites voulus, je trouve qu'il est ironique de critiquer le film en se utilisant justement des arguments se basant sur une demande de "pureté" de l'histoire.
Et je trouve que venir râler sur la représentation trans dans ce dessin animé sans parler de la représentation bisexuelle est un souci en lui même. Quand Saira panique au moment ou Kiki voit qu'elle est avec quelqu'un et largue Willow, iel décide de partir suite à ça sans pour autant couper les ponts. Et c'est un souci, car je pense que Willow a fait preuve envers Saira de plus d'écoute que tout les autres personnages réunis. C'est Willow qui écoute Saira faire son tour de magie, qui tente de la sortir de sa dépression, qui lui avoue son amour et lui fait oublier Kiki. Et sa récompense, c'est au final que Saira la largue, ce qui n'est pas terrible comme message. Et c'est aussi ce qui m'amène au dernier point, à savoir que selon moi, Saira est une icône bie.
Si on regarde son arc narratif, il commence par le fait de ne pas se sentir à sa place dans le monde lesbien de Clitopolis car elle n'est pas en couple avec une femme. Comme dit plus haut, quelqu'un dit même "si ça se trouve, elle est hétéro", une remarque qu'on balance plus à des femmes bies. Elle n'arrive pas à suivre les traditions lesbiennes de son pays à savoir invoquer son labrys. Elle couche avec quelqu'un qui n'est pas de son genre (Willow), un acte dont la qualification de lesbien serait discutable, mais qui ne pose pas de souci sémantique pour une personne bie. Puis elle largue Willow pour aller avec quelqu'un de son genre, encore une fois un stéréotype qu'on attache aux personnes bies. Elle convertit les 3 méchants à la bisexualité masculine8, une remarque que j'ai déjà vu sur internet sur les femmes bies (mais dpont je ne retrouve pas la source).
Et surtout, elle subit des tas de microagressions, aussi bien par le vaisseau incapable de prononcer son nom et qui ne l'écoute pas, par sa famille qui se préoccupe pas de ses centres d'intérêts et par Kiki qui la manipule. Elle est montrée comme dévaluée par tout le monde sauf Willow, et elle en souffre. Ses peurs sont visualisés d'une façon qui me fait penser à La Théorie du Y, une série qui va aussi remettre en cause la communauté LGBT d'un point de vue d'une femme bisexuelle. Et tout comme cette série ou comme J'ai 2 amours, Saira finit le film seule sans Willow et sans Kiki. Je vois dans cette fin le fait de refuser de choisir entre le lesbianisme classique incarné par Kiki, et une forme plus proche du mouvement "queer" via Willow.
Et quelque part, refuser de choisir, c'est l'attitude bisexuelle par excellence.
Ce n'est pas une typo, mais un running gag (et une micro agression) car un personnage n'arrive pas à prononcer correctement son nom.
Sans doute une des raisons du classement "interdit aux moins de 12 ans" en France.
Et de critiquer Hollywood en omettant le fait que le film est australien.
Ce risque étant souvent mis en avant par les TERFs, je précise qu'il faut aussi prendre l'affirmation avec des pincettes.
Comme Nimona dans le film éponyme ou DoubleTrouble dans She-Ra, 2 créations de N.D. Stevenson.
Le vaisseau veut d'abord la déposer à un salon pour les ongles, puis dit que les femmes savent pas conduire, utilise des insultes validistes dans la culture anglosaxonne, demande 3 fois d'où vient l'héroine et se paye enfin le luxe d'être biphobe.
Surtout quand on voit d'où sort l'arme en question.
Et l'occasion d'un gag qui m'a fait éclater de rire quand un des gars reprend mot pour mot ce que Saira dit, et que tout le monde trouve ça profond.