De la libre circulation des amours
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été pro européen. Mon plus vieux souvenir est celui d'un livre-jeu qui avait comme thème l'Europe. Je n'ai plus le titre ou l'ISBN, mais je me souviens qu'il était relativement épais et de couleur bleu comme le drapeau européen. Je me souviens avoir vu la disparation des postes frontières quand mes parents allaient faire les courses dans un pays frontalier. Je me souviens aussi des passages aux douanes à chaque voyage en Amérique du nord, et de la différence flagrante avec l'Europe grâce à la libre circulation des personnes (plus ou moins, je vais pas me lancer dans la question des migrants et des réfugiés, car j'ai un peu honte de l'Europe à ce niveau, surtout avec le racisme flagrant vis à vis de la guerre en Ukraine).
Je ne parle pas de mon amour de la gouvernance fédérative pour le plaisir de faire de la politique facile (car c'est pas le sujet ici), mais pour amener une métaphore qui m'est venu en marchant lors de ma ballade urbaine journalière. En repensant à mon week-end, je me suis souvenu d'une remarque que l'homme (gay) dans mon lit m'a fait. Je me souviens pas de la remarque exacte, ayant peu dormi et pas pour les raisons qu'on peut imaginer, mais c'était en substance de l'étonnement sur ma non-connaissance des moeurs des hommes gays, sur une base de "on fait comme ça chez nous".
La remarque ne m'a pas plus marqué que ça, jusqu'à ce que je commence à réfléchir à un nouveau cadre de positionnement de la bisexualité. L'hypothèse de départ est qu'il existe depuis un certain temps une idée des rapports sexuels acceptables (hétérosexuel), et qu'on peut imaginer comme un endroit physique ou un positionnement sur un plan, par exemple, un cercle. Les gens qui suivent ces pratiques se situent dans ce cercle. Bien que ça ne soit pas le cas historiquement, la vision moderne des personnes gays et lesbiennes est de se situer dans une homosexualité exclusive, et qu'on peut donc imaginer comme étant les gens hors du cercle. Jusqu'ici, il n'y a rien de novateur.
Le point que je trouve intéressant dans ce chemin de pensée, et c'est là que reviens l'Europe, c'est qu'on peut conceptualiser tout ça comme une frontière entre le comportement hétéro normatif et le reste. C'est une métaphore intéressante car on retrouve l'idée de nation un peu partout dans les discussions autour de la lutte pour les droits LGBT quand on regarde bien. Par exemple, il y a l'existence des districts gays (similaire à l'idée d'avoir un quartier italien ou chinois dans des grandes villes notamment états-uniennes), d'avoir des lieux spécifiques (bar, sauna, lieu de cruising), mais aussi la construction d'une identité avec un drapeau, le fait d'avoir une langue spécifique1. Le mouvement des droits LGBT modernes venus des USA s'est basé sur le mouvement des droits civiques, et on retrouve aussi ici et la une métaphore autour de la nation, que ça soit Queer Nation à New York en 1990 ou Nation of Islam dans les années 1930. De même, je pense que l'idée de marche des fiertés est en partie inspirée de la parade de Saint Patrick à New York, surtout vu le contexte politique de l'assimilation des immigrés irlandais un siècle plus tôt2.
Et une fois qu'on situe ce monde hétérosexuel comme un lieu et le monde homosexuel (pour simplifier) comme un autre lieu avec une frontière, alors tout un tas de comportement vont s'expliquer. Par exemple, l'attachement des parties nationalistes de tout bord3 à refuser l'homosexualité ou l'usage de rhétorique autour des envahisseurs. L'exemple le plus drôle reste quand mêle la perception états-uniennes de la théorie queer comme étant originaire de France, et de la théorie du genre comme venant d'outre Atlantique pour les milieux réactionnaires français. La construction d'un ailleurs n'est que le prolongement de ce point de vue.
La question de savoir exactement ce que la frontière représente peut sembler importante, mais pas tant que ça. Dans la vision populaire (eg, effaçant l'idée de la bisexualité), on est soit hétérosexuel d'un coté de la frontière, soit on est homosexuel, de l'autre coté de la frontière. Mais c'est la qu'intervient la bisexualité. Habituellement, on va classifier ça comme étant une orientation séparée (et c'est le cas), mais je pense que si on applique ça à la métaphore de la frontière, on se retrouve à avoir une 2ème, voir une 3ème ligne pour séparer l'espace. Et je pense que c'est une erreur, car le but d'un mouvement de libération, c'est de retirer les frontières, pas d'en rajouter.
Donc si on conceptualise les personnes hétéros comme un groupe dans un lieu, et les personnes homos comme un autre groupe en dehors de ce lieu, alors le positionnement optimal politique pour la bisexualité est d'être vu comme pouvant passer la frontière à volonté pour la rendre caduque. Et c'est une approche beaucoup plus politiquement productive que de rajouter encore plus de sous groupes avec des tas de drapeaux.
De même, on peut reprendre la métaphore pour la question du genre, d'autant plus que la frontière est bien plus facile à comprendre. Les personnes trans vont passer la frontière une ou deux fois, les personnes non binaires/genderqueer vont la passer plusieurs fois, avec comme but de rendre la frontière caduque à terme. Je pense ceci dit qu'il faut nuancer la comparaison par le fait qu'il y a des efforts soutenus principalement par des femmes pour réduire la frontière des genres, ce qui n'est pas vraiment le cas pour la démarcation homo/hétéro.
Je ne sais pas si c'est une bonne métaphore, mais je suis sur que c'est un positionnement qui va faire grincer des dents car ça va à contre courant d'un mouvement de création d'un groupe, et c'est peut être pour ça que le mouvement bisexuel se retrouve à ne pas savoir où aller. L'hypothèse que je sois en tort, aussi mineure soit elle, n'est pas non plus à écarter.
En d'autres termes, un sociolecte.
C'est un sujet controversé, mais le changement de classe est documenté dans How the Irish Became White, et dans divers articles.
Ou du moins, en Europe, aux USA et je suppose au Japon.