La masculinité dans Chrono Trigger
Bien que sorti en 1995, Chrono Trigger reste un des JRPGs majeurs de l'histoire du jeu vidéo. La sortie d'un remake de Live A Live en 2022, ainsi que l'engouement de Square Enix pour son moteur HD-2D donne un certain espoir aux fans sur la sortie d'une version remise au goût du jour, version où j'aurais sans doute plaisir à me replonger. Mais comme le futur n'a pas refusé de changer, je me pose la question de l'analyse de l'histoire via un prisme plus critique que dans ma jeunesse.
Sans surprise, pour analyser le scénario du jeu, je vais être obligé de divulgâcher son histoire. Je n'ai pas vraiment de scrupule vu qu'on parle quand même d'une production plus vieille que certaines personnes avec qui je travaille, mais il est encore temps d'arrêter la lecture pour y jouer. Le web indique qu'il faut 30 heures de jeu pour finir l'histoire, c'est faisable en quelques jours.
C'est un JRPG classique où l'on endosse le rôle de Crono, un jeune homme avec une coupe de hérisson qui n'est pas sans rappeler Dragon Ball Z. La ressemblance n'est pas un hasard vu que Akira Toriyama est en charge du design des personnages, et ce n'est pas le seul emprunt à son oeuvre qu'on retrouve (Lavos et Cell, Lucca et Aralé de Dr Slump parmi tant d'autres). Vu l'engouement autour de DBZ au Japon et en France à l'époque, c'est sans doute une des raisons de son succès.
L'histoire commence par le réveil du héros de 17 ans, et son programme de la journée consiste à se rendre à la fête du millénaire pour voir son amie Lucca, une inventeuse aux cheveux violets. Lors de la journée, il percute Marle, une jeune fille pas du tout mystérieuse qui décide de le suivre. Aprés une séquence dans la foire, Crono et Marle vont assister à la démonstration d'un téléporteur mis au point par Lucca, qui propose à Crono de servir de cobaye. Heureusement pour lui, ce n'est pas un film de David Cronenberg et rien d'anormal se passe, à part une téléportation.
Excitée par la nouveauté, Marle décide d'essayer à son tour. On sait que quelque chose va arriver car la musique change. Pour une raison imprévue, le système surchauffe et Marle disparaît dans un trou qu'on suppose inter dimensionnel. Le jeu s'appelle Chrono Trigger, l'écran titre montre une horloge, le trailer montre des décors temporellement marqués, et la boite du jeu l'explique, il y a du voyage dans le temps au menu.
Comme je ne n'ai pas la place pour raconter toute l'histoire, je vais vite passer sur ce qui arrive. Crono décide de déclencher la même anomalie du téléporteur pour suivre Marle, arrive dans le passé où il découvre Marle à la place de la reine du royaume de l'époque. Elle disparaît sous les yeux de Crono, et Lucca arrive pour expliquer que Marle est en vérité la princesse Nadia, descendante de la famille royale de Guardia, d'où la ressemblance. L'histoire enchaîne sur son sauvetage, le retour vers le présent, l'arrestation de Crono pour enlèvement suivi par une évasion vers un futur post apocalyptique et des voyages dans le temps pour empêcher la destruction du monde en 1999 par une entité galactique du nom de Lavos.
Si je me souviens bien, la cartouche fait 2.3Mo ce qui le place dans la catégorie haute de la SNES, le plus grosse cartouche étant de 6Mo. Pour comparaison, Yoshi Island II fait 1.23 Mo, Zelda 3 fait 600 Ko.
On peut trouver sur le web des théories assez complètes sur la gestion du voyage dans le temps dans l'univers du jeu, mais aussi l'éthique des actions de Lavos, sa biologie, ou la question d'une analyse existentialiste du scénario. Et en cherchant sur Youtube, on trouve également des vidéos expliquant que le scénario reprend des histoires de la bible, même si ça semble être spécifique à la version en anglais.
Et c'est à mon tour de me jeter dans l'arène1 en regardant la masculinité et les motivations des personnages.
Comme beaucoup de JRPGs de l'époque, on ne joue pas qu'un personnage, mais un groupe de personnages. Suivant les choix fait lors d'une partie, on peut finir l'histoire avec une équipe de 7 personnes, 3 femmes et 4 hommes (ou codés comme tel).
Le premier est Crono, et tout comme Link, il est muet. Il prononce exactement deux lignes dans une des 19 fins secrètes du jeu (Memory Lane)2. De part sa position de personnage jouable, c'est aussi celui qui a paradoxalement le moins d'agentivité dans l'histoire. J'ai compté 3 moments où Crono agit sans simplement suivre ce qu'on lui dit de faire (ou sans qu'on le force via des dialogues qui ne laissent qu'un choix pour avancer le jeu): l'exploration de la foire, la séquence du téléporteur et le premier combat contre Lavos.
Le combat en question etait une surprise pour l'époque vu qu'il se termine par le sacrifice du héros pour sauver le reste de l'équipe. En revoyant la séquence, je ne suis pas trop sur de comprendre sa logique mais il est clairement montré que c'est son propre choix. La séquence du téléporteur est du même acabit, Crono décide de lui même de se jeter dans un portail pour aller sauver Marle sans avoir exactement l'idée de ce qu'il se passe. Et finalement, l'exploration de la foire n'a rien de dramatique, mais ses actes sont commentés et jugés au tribunal à son retour avec Marle.
Donc ce que je retiens de Crono, c'est qu'il fait le choix deux fois de sacrifier sa vie et que le seul moment de liberté où il s'amuse est aussi jugé par la société juste avant qu'il soit condamné à mort. Ce n'est pas glorieux, mais c'est ce qu'on attends d'un homme, qu'il se sacrifie, et qu'il ne s'amuse pas sous peine de punition.
Le second personnage masculin qui apparait dans le jeu est Frog, ou Glenn de son vrai nom. Il est l'incarnation même du stéréotype du chevalier/samouraï. C'est une grenouille humanoïde qui vit cachée pour avoir failli à son "ami" Cyrus qu'il n'a pas réussi à aider dans un combat contre Magus. Son apparence reflète son isolation, et le fait que Lucca le repousse au début ne fait que renforcer son manque d'estime de soi. La version japonaise sous-entends qu'il boit trop vu qu'il perds le médaillon du Héros dans un bar. L'alcoolisme après un traumatisme me parait être un comportement cohérent avec la culpabilité qu'il ressent en temps que vétéran. Sa principale motivation est la vengeance envers Magus pour avoir tué Cyrus sous ses yeux. Le texte ne dit pas que Cyrus et lui étaient amants, loin de la, mais on peut légitimement se poser la question vu son attachement et l'effet que sa mort lui fait. Une des fins (The Successor of Guardia) montre Frog marié avec Leene, sans que ça explique le destin de son mari le roi Guardia XXI.
Lors d'une séquence du jeu, Frog a le choix de se battre contre Magus en un contre un. Si il décide de se battre et gagne, il retrouve son apparence normale lors des séquences de fin. Si il refuse car il réalise que la mort de Magus ne va pas ramener Cyrus, il reste transformé, mais Magus rejoint le groupe.
La morale de l'histoire est assez facile à articuler. Ne pas faire preuve de courage est la cause de la perte de l'humanité de Glenn. Le seul moyen pour lui de reprendre une vie normale est de se venger et tuer Magus, même si la vengeance ne résouds pas le probléme. Même si une quête annexe permet à Frog de surmonter sa culpabilité vis à vis de la mort de Cyrus en discutant avec son fantôme et en se confrontant à son passé, il continue à garder le stigmate via son apparence, et continue à vouloir venger Cyrus lors du combat contre Lavos.
Le troisème personnage masculin qui apparait dans l'histoire est Robo. Comme son nom l'indique, c'est un robot. Je dit "un" car contrairement à toute logique, il est genré. Il est en mauvais état, et Lucca le répare puis le remets en marche. On découvre qu'il est comme ça depuis l'apocalypse 300 ans plus tôt, et qu'il est amnésique. Son histoire est moins orientée sur le sacrifice que Crono, mais plus intéressante. Il est rejeté par ses pairs qui lui expliquent qu'il est défectueux car il n'a pas détruit les intrus (i.e., Crono et sa gang), puis passé à tabac et laissé pour mort. Une fois réparé à nouveau par Lucca, il décide de se joindre à l'équipe car visiblement, on ne veut plus de lui. Plus tard dans l'histoire, il se rebelle contre MotherBrain, le programme de contrôle de tout les autres robots. C'est aussi à ce moment qu'il doit se battre contre son ancien love interest, un robot rose du nom d'Atropos, qu'il finit par tuer. Robot rose avec un noeud sur la tête, car il ne faut surtout pas imaginer autre chose que l'hétérosexualité, surtout dans le Japon de 19953. Son histoire est intéressante car le rejet de la famille (i.e. MotherBrain et les autres robots) est une expérience qui résonne avec certaines personnes queers, surtout si on rajoute le deadnaming qu'il subit en plus des accusations de défectuosité. Je pense même que le passage où il reste 400 ans à faire pousser une forêt est une façon symbolique de montrer que le personnage peut donner la vie malgré sa condition, à savoir être une machine qui se retrouve à se comporter comme un humain. La métaphore sur la transidentité est livrée sur un plateau avec des petits fours. Le dernier personnage à examiner est Magus. Contrairement aux 6 autres, il est optionnel. Fils de Zeal et frère de Schala, il est envoyé à travers le temps suite aux évènements concernant la Mammon Machine et se retrouve dans l'armée de Ozzie, élevé par ce dernier. Il décide de se battre contre le royaume de Guardia en vue de devenir plus puissant pour détruire Lavos. Bien qu'ayant une histoire plus compliquée à suivre du aux questions de voyages dans le temps, ses motivations sont simples. Il veut retrouver sa soeur, et ça implique d'aller tuer un parasite extraterrestre géant immortel. Sa mère est décrite comme folle et consumée par Lavos, il a été éduqué comme un enfant soldat, donc on retrouve aussi son lot de traumatismes sous entendus dans le personnage. Plutôt que d'aller voir un psy, il fait la guerre. De part sa puissance et son look, c'est un personnage qui m'avait semblait populaire auprès du public à l'époque, car les héros plus ou moins byroniens surpuissants avec des armes cools, c'est toujours hype. Le fait qu'il fonde sa propre secte et qu'il est présenté comme quasiment invincible vu que ni Lavos, ni Cyrus n'arrive à le tuer rajoute beaucoup à son aura. Pour récapituler, sur 4 personnages masculins, nous avons un jeune qui risque sa vie plusieurs fois et se sacrifie sans réfléchir, un vétéran qui se morfonds isolé sans demander de l'aide, un gamin de 10 ans qui n'a pas géré ses traumatismes d'enfance au point de causer une guerre, et un robot qui fait une transition sociale vers les humains tout en détruisant sa famille qui ne l'accepte pas. C'est une vision un peu triste de la masculinité qu'on voit là. Par contre, les personnages féminins sont à la foi classiquement féminins par certains aspects et variés par d'autres. Marle est dans un rôle de princesse à sauver au début, puis c'est elle qui pousse le groupe à sauver le monde. Elle fait preuve d'agentivité en allant sauver son père lors de son procès. Lucca est quand à elle dans un rôle de génie de la technologie, mais aussi celui de la mère de service qui cherche à sauver tout le monde à cause de son passé. Et il y a Ayla qui est pour moi comme Ellen Ripley dans Alien, à savoir dans un rôle interprété par une femme, mais écrit pour un homme. Comme dit ailleurs, Ayla est un peu crue et pas vraiment sophistiquée. Elle participe a un concours de beuverie avec Crono, elle commente les seins de Marle, et le passage sur la bisexualité la positionne aussi comme dominante, une caractéristique qu'on va ranger plus du coté des hommes. Contrairement à l'autre moitié du groupe, elles ont des motivations qui ne sont pas portées sur la revanche, la violence, ou l'impulsivité et le sacrifice. Un point qui me dérange aussi est le fait que le scénario est poussé quand même beaucoup par le fait d'aller vaincre des femmes de pouvoir. Azala est une femelle de son espèce dans la version Nintendo DS en anglais4, reine de son peuple, magicienne avec des pouvoirs psychiques et en guerre contre l'espèce humaine. Motherbrain, l'IA génocidaire qui contrôle les robots est explicitement codée comme un personnage féminin comme l'indique son sprite et son nom. La reine Zeal sacrifie sa famille et son peuple pour sa propre immortalité. Et on pourrait même pointer que comme Lavos se reproduit, c'est qu'il produit des grosses gamètes, et donc est femelle suivant les classifications biologiques5. Et les boss qui ont un peu de dialogue et non codés comme féminins ne sont que rarement des humains. Les deux seuls qui me viennent à l'esprit sont Yakra et Dalton. Yakra est un monstre qui se déguise6 en humain, et je ne suis même pas sur que Dalton participe directement dans un combat. La morale est donc que si des femmes ont le pouvoir, il faut s'en occuper, car elles se transforment en maniaques génocidaires, sauf quand elles sont dans notre groupe et qu'elles restent dans un rôle classique. Marle est symboliquement punie vu que son escapade à la foire et dans le temps entraîne sa disparition. Lucca vit dans la culpabilité de l'accident qu'elle a causé en touchant aux machines de son père. Il n'y a vraiment que Ayla qui s'en sort, et je pense que ça accrédite ma thèse du rôle masculin. J'apprécie Chrono Trigger et c'est toujours un excellent jeu, mais malgré une équipe équilibrée au niveau du genre, cela reste un produit de son milieu et de son époque. Les tropes ne sont pas les plus apparents ni les plus problématiques par rapport à certains jeux, mais comme je viens de le montrer, ils ne sont pas totalement absents. Une question intéressante à se poser tournerait sur l'effet de ces histoires sur les gens qui ont grandi avec, mais je ne me sens pas prêt à ce niveau d'introspection pour le moment. Un début de réponse peut sans doute se trouver dans la lecture de cet article de 2003 Of Men and Machines: Images of Masculinity in Boys' Toys. Il y a encore beaucoup à dire sur le jeu. Par exemple, les liens entre l'image de Lucifer et Lavos méritent d'être exploré, car les points communs abondent. Les deux sont tombés du ciel, les deux sont en enfer, les deux sont des figures religieuses pour certaines personnes, les deux vont entraîner l'apocalypse. Et le rapport entre l'étoile du matin et Lavos est directement montré dans le jeu. Un autre thème à explorer serait celui de l'immortalité et de la réalité virtuelle, et comment le Black Omen est en vérité un ordinateur géant, dont la Mammon Machine est le composant principal. Le design de ce niveau est futuriste, l'histoire explique que Lavos est utilisé comme une source d'énergie par le royaume de Zeal pour remplacer l'énergie solaire. Le combat final contre la reine se déroule contre un visage portant un casque et des bras portants des gants, soit l'équipement standard pour de la réalité virtuelle depuis que l'idée existe. Et le fait d'avoir un palais au fond de l'océan serait aussi parfaitement logique si il faut refroidir le datacenter. Quand on combine ça avec les dialogues sur les rêves dans le royaume de Zeal et le nom en japonais du Black Omen (Le rêve noir), il y a sans doute un théme à fouiller. Mais il existe d'autres jeux de l'époque à discuter, et c'est pour ça qu'un jour, je me pencherais sur Final Fantasy VI, et par exemple, la question de l'esclavage et du colonialisme dans sa diégèse. Contrairement à Crono ou Frog qui visiblement se jette dans leur reine respective dans certaines fins. Fin secrète où Marle et Lucca spéculent sur l'homosexualité de Toma avant de rire, entre autres remarques salaces sur les personnages. J'ai plusieurs livres à lire sur le sujet, mais je pense que cet essai donne un aperçu du vécu des lesbiennes à l'époque. Azala est un reptite mâle dans la version DS française, et femelle dans la version anglaise. Rien n'est précisé dans l'original en Japonais. Et ne parlons pas du rayon laser de son avant-dernière forme qui aurait sa place dans RoboGeisha. Et on peut sans doute se poser la question de l'antisémitisme entre le nez crochu sur les illustrations officiels, le nom du personnage, les liens avec l'histoire biblique et l'idée d'un traître à la nation qui se cache dans une église.