#MeTooLesbien et silence communautaire
Au début de l'automne 2022, un hashtag/site/compte #MeTooLesbien visant à recueillir des témoignages de violence domestique entre femmes a vu le jour. Au moment où j'écris ces lignes, on ne sait pas qui est à l'origine, à part qu'il s'agit d'un duo de lesbiennes (cf une interview qu'une d'elles a donné pour Causette). Toutefois, l'initiative a fait couler un peu d'encre, et on trouve des articles dans Libération, dans Komitid, dans Elle et dans le Huffington Post. Mon article d'aujourd'hui va se plonger dans le sujet.
Le premier point qui m'a étonné dans cette initiative, c'est le silence de la majorité des espaces purement lesbiens que j'ai examiné. Le compte a été créé le 22 septembre 2022, et j'ai trouvé des articles couvrant l'initiative en octobre et en novembre. Mais quand je cherche sur les médias plus spécialisés, je ne trouve rien. Je n'ai rien trouvé dans Jeanne Magazine, aucune mention dans Gouinement Lundi et pas de trace sur Barbieturix. L'EL*C n'a rien relayé, peut être parce que les orgas étaient occupées avec la conférence 2022. Mais les articles, dont celui de Komitid, font mention de réactions sur les réseaux sociaux, entre fachos qui instrumentalisent ça, victimes qui témoignent et d'autres personnes qui nient, voir qui vont dire "oui, mais c'est encore la faute du patriarcat", comme ici.
Certaines réactions méritent un coup d'oeil rapide, car elles pointent en filigrane certaines questions importantes. Par exemple, est ce qu'il faut toujours apporter son soutien aux victimes quand l'agression semble mineure et que l'agresseuse est une femme ? Est ce que ne pas donner son nom pour dénoncer n'est plus acceptable ? Est ce qu'il faut des solutions imparfaites plutôt que d'attendre des solutions qui n'existent pas ? Bien que je pense que ces points méritent des discussions, il n'y a pas l'air d'avoir beaucoup d'engagement sur ces nuances.
Et le silence communautaire est d'autant plus surprenant que les questions des violences conjugales dans les couples homos sont des sujets qui reviennent assez souvent dans la presse française. Sud Ouest a fait un article en juin 2022, Marie Claire en mars 2022, Slate en août 2020, Têtu en juillet 2019, Madmoizelle en avril 2017, Barbieturix en mai 2014 et Slate encore en décembre 2012. Et un article a été écrit par Barbieturix en 2012, mais il a été retiré suite a une vague d'indignations du milieu lesbien.
On trouve aussi une autre tentative voulant reprendre la méthode #MeToo le 24 janvier 2021 par Cy Jung suite au lancement des mots-dièse #MeTooGay du 22 janvier 2021 et #MeTooInceste du 16 janvier 2021, et elle cite aussi une réunion de 2015 sur ce thème. Quant à l'association AGIR fondée en 2014, elle a changé de nom et disparu en 2015.
Donc comme on peut le voir, après le mouvement #MeToo en 2017, les articles en France expliquant qu'on ne parle pas de certaines violences semblent se multiplier1, ce qui est paradoxal vu que ça veut dire qu'on en parle quand même souvent. Et une recherche rapide montre qu'en effet, il n'y a que peu d'études et peu de réponses du milieu associatif en France.
Mais quand on sort de l'hexagone, c'est totalement différent. J'ai trouvé un article de de l'Express de 2009, un autre de la Presse en 2013, ainsi que divers recherches académiques comme un article de 2012 dans Sisyphe, un autre de 2005 dans la revue Recherches féministes, et même un mémoire de thèse en 2021, tous venant du Québec. Et en cherchant plus, on peut voir que le tissu associatif local s'est emparé de la problématique depuis 1995, date de création du Groupe d’intervention en violence conjugale chez les lesbiennes (GIVCL).
Donc ce n'est pas un sujet si récent que ça dans la sphère francophone, mais malgré des articles tous les 2 ans commençant par le même cliché du tabou, ce n'est pas un sujet de discussion en France. C'est d'autant plus problématique que comme l'expliquent les divers articles, les violences entre femmes touchent des femmes qui sont dans des positions plus fragiles que des victimes classiques (comprendre dans un couple H/F), et le silence est d'autant plus surprenant que le milieu se pense comme un milieu politiquement progressiste.
J'ai tenté de lire les témoignages tant bien que mal sur Instagram2, et en dehors des témoignages eux mêmes, le point qui m'a surpris est le fait de continuer à mettre les hommes cis-het à part du reste, comme on peut le voir sur le site. Comme toujours, il y a des limites à l'inclusivité. C'est d'autant plus dommage que parmi la dizaine de témoignages que j'ai vu, il y en a au moins un qui pointe la question de l'essentialisation. Dans le témoignage 48, on peut lire "Parce que c'est toujours les hommes qui nous font subir ces agressions donc pour moi une femme était safe par nature parce qu'on vit la même chose et qu'on se soutient entre nous contre les hommes". Les agressions (moins violentes et moins nombreuses mais existantes) envers les hommes cis par les femmes sont vues comme différentes des agressions des femmes par les hommes, mais les agressions envers les femmes par les femmes sont aussi perçues comme différentes des deux premiéres. C'est un point d'ailleurs mis en avant par une doctorante qui parle d'autres modalités de violences et de hiérarchies, en citant (ou plutôt, en name droppant) une des rares chercheuses qui a écrit sur le problème en 2005.
Si les publications n'étaient pas coincées sur une plateforme fermée, j'aurais pu sans doute explorer plus le choix des témoignages, mais je doit me contenter de ce que j'arrive à lire. Je peux noter toutefois la diversité des situations qui est presque suspecte. On a des témoignages impliquant une agresseuse trans, une personne NB, une agression envers une femme ace, de la biphobie, une polyamoureuse très militante, une TDS, des personnes plus ou moins âgées et enfin une victime malade.
Il y a aussi suffisament d'histoire pour étaler tout dans le temps, et le fait d'avoir eu 4 ou 5 articles dans la presse juste au moment des 5 ans du mouvement #MeToo ne me semble pas être uniquement du hasard. Comme le souligne un passage d'un article sur la place de la victimisation dans le féminisme mainstream3, la lutte féministe contre les violences sexuelles est fortement basé sur une certaine culture du témoignage, et c'est sans doute ce qui explique le caractère planifié de l'opération.
L'objet d'aujourd'hui est la violence dans les couples de femmes, mais je ne voudrait pas qu'on croit qu'il n'y a pas de souci entre hommes. Contrairement à la violence entre femmes, c'est une conversation qui me semble plus acceptée dans les sphères militantes. Par exemple, il y a eu beaucoup plus d'articles sur le mouvement #MeTooGay en janvier 2021, et même un article en anglais4. N'hésitant pas à sortir des sources extrêmement pointues, j'aimerais aussi faire remarquer que la BD Le choix dans les dates n'a aucun date entre femmes dans sa liste de témoignages, juste des couples hétéros et des couples d'hommes, ceci dans les deux tomes. Et visiblement, le mouvement a entraîné un début de remise en cause de certains hommes vis à vis de leur comportement si j'en crois Têtu.
Mais rien de tout ça n'est visible pour les violences entre femmes, et j'ai tout juste trouvé quelques initiatives communautaires, dont celle de la Fédération LGBTI qui m'a particulièrement surpris. On peut la trouver sur leur site, et elle mentionne quelque chose qui n'est pas habituellement présent dans les autres guides du même genre, à savoir un paragraphe sur l'agresseuse à la page 3. C'est surprenant car de ce que j'ai pu voir des campagnes sur les violences H/F comme celle la, il n'est jamais question d'inciter les hommes à chercher de l'aide pour ça. Pour moi, c'est le reflet d'une position fondamentale à savoir qu'on estime que les hommes violents ne peuvent sans doute pas changer, mais que les femmes violentes le peuvent. L'immuabilité de la violence est un point que j'ai aussi vu dans certains ouvrages connus sur le sujet comme Why does he do that où l'auteur indique au chapitre 14 et dans l'introduction qu'il est difficile de faire changer quelqu'un qui ne veut pas changer, et que c'est extrêmement long.
L'auteur explique que les hommes abusifs ne changent pas car ils en tirent des récompenses (comme le fait d'avoir quelqu'un d'obéissant). Mais j'irais même plus loin en postulant5 que l'organisation de la société repose en partie sur la violence (police, armée, travail), et que dans le but de garder cette violence disponible, on la tolère chez les hommes et qu'on la réprime chez les femmes (en très simplifié, je ne vais pas rentrer dans les détails de classe et de colonialisme). Cette hypothèse serait par exemple une explication à la question des violences domestiques par les policiers, qui est aussi un tabou en France, mais qu'on estime en général supérieures à la moyenne sur la base des chiffres aux USA.
Donc malgré des efforts importants pour réduire cette violence par les mouvements féministes, elle continue à exister car la structure de la société bénéficie de sa présence tout en voulant l'éradiquer, une contradiction qui explique pourquoi ça mets aussi longtemps à changer en France.
Et je pense qu'il y a quelque chose de structurellement proche à l'oeuvre dans le milieu lesbien. Dans un article de Costanza Spina, la doctorante Sarah Jean-Jacques explique que les premières sources de violence sont les différences de provenance sociale, le capital de popularité, et l'apparence. La suite de l'article parle également des questions de race, de capital d'éducation, ainsi que des facteurs plus structurels comme la question de l'organisation de clans et l'isolement des lesbiennes. Et certains de ses points, l'éducation, l'apparence et la classe sociale sont pour moi aussi structurants du silence associé.
En tant qu'espace politisé, le milieu/groupe lesbien bénéficie de la présence de personnes éduquées et bourgeoises6 car elles ont les ressources pour militer et convaincre, le témoignage de Josée illustrant ça quand on lui dit "Vous êtes deux bonnes militantes, je ne veux pas prendre pour l’une ou l’autre". De même, le milieu bénéficie aussi de l'aura des personnes attirantes, car on a tendance à associer la beauté avec des traits positifs, ce qui agit sur plusieurs niveaux. D'une part ça contredit le stéréotype de la lesbienne camionneuse, et d'autre part, c'est un bénéfice politique, car on va plus facilement les écouter. Et à l'intérieur du milieu, ce point s'applique également afin de couvrir les agresseuses.
Quand on regarde sous ces angles, on s'aperçoit que les mécanismes sont en effet différents par rapport aux violences H/F plus classiques, mais que la dynamique générale est la même. Les agresseuses sont couvertes par le fait que le milieu n'a pas la volonté de se passer d'elles, tout comme les hommes violents sont couverts par le fait que la société n'a pas vraiment de volonté de se passer d'eux. Et dans les deux cas, on retrouve des mécanismes de protection des personnes violentes par les proches pour des raisons purement humaines. On entends souvent que les hommes se couvrent entre eux, mais visiblement, ce n'est pas un comportement spécifiquement masculin mais plus une dynamique non genrée de dominant.
On a tendance à localiser l'origine de l'acceptabilité de la violence des hommes envers les femmes dans divers productions culturelles. Ce sont aussi ces mêmes productions culturelles qui légitimisent la violence envers d'autres hommes qui n'adhèrent pas à une norme spécifique de masculinité (que ça soit via la race, l'orientation sexuelle ou autre), liant les formes de violences entre elles via leur origine. On pourrait croire que comme ça s'addresse aux hommes, les femmes ne sont pas grandement affectées.
Mais les milieux militants queers ne sont pas non plus sans violence. Par exemple, quand je lis cet article de blog que j'ai trouvé en recherchant des traces d'un vieux dossier sur le milieu parisien, je note que la violence est acceptable quand elle cible les hommes cis, mais que ça devient un souci si elle impacte les femmes trans. Et comme dit par le passé, c'est en partie ce genre de violence qui alimente la transphobie ou qui va causer une certaine forme de biphobie, ainsi que certains mécanismes de défense du groupe évoqués dans divers textes. Si on construit l'homme cis blanc hétéro (ou ses variations, que je vais simplement nommer "les hommes") comme une menace pour le groupe, alors l'inverse est vrai. Une menace pour le groupe comme quelqu'un qui va remettre en cause la façade gentille et safe va se retrouver mise au même niveau que les hommes, et il va être acceptable de la traiter comme tel, avec violence.
La normalisation de l'exclusion, structurante dans certaines théories politiques lesbiennes7 fait qu'il est sans doute beaucoup plus naturel d'exclure d'autres personnes du groupe. Encore une fois, le témoignage de Josée donné plus haut évoque ça, quand elle dit "j’avais trop peur [...] qu’elle découvre [...] que je n’étais qu’une hétéro voulant « tester » avec une fille". On retrouve bien la peur d'être traitée comme une hétéro (ou comme une femme bie, mais je ne vais pas rentrer dans ce débat), et implicitement d'être exclue.
La question des callouts et de la culture de l'exclusion via la dichotomie victime/agresseur est en partie le thème du livre Conflict Is Not Abuse de Sarah Schulman. Je n'ai pas un bon souvenir du livre, les chapitres étaient pour moi inégaux, et j'avais le sentiment parfois de voir l'autrice exposer des griefs personnels divers et variés sans vraiment aller très loin dans l'analyse, mais il a le mérite au minimum de mettre le sujet sur la table.
Et ce que je qualifierais d'impasse militante me parait d'autant plus flagrante quand on compare à ce qui s'est passé dans le milieu gay. Comme dit plus haut, en janvier 2021, une initiative a été lancée pour dénoncer les violences dans les couples gays via le mot-dièse #MeTooGay. De ce que j'ai vu, il y a eu moins d'effet d'omerta communautaire et plus d'ouverture de la parole. Au delà de la couverture médiatique, c'est aussi ce que j'ai constaté en parlant avec un ami gay qui n'a pas de souci à parler du fait que ses exs étaient toxiques, et je n'ai pas vu de silence de sa part pour protéger le milieu même devant des hétéros. Et je pense que c'est grâce au travail des féministes, car on a intégré l'idée qu'un homme puisse être un agresseur, et ceci indépendamment de son orientation. Mais comme on ne positionne jamais les femmes autrement que comme des victimes, et que le milieu lesbien se construit aussi sur le rejet des hommes comme agresseurs, leur positionnement comme victimes est doublement renforcé, ce qui empêche de se penser comme agresseuse8.
La question de la différence entre le milieu gay et le milieu lesbien permet de construire un début d'explication pour le silence et sa résolution, mais ça ne suffit pas. En effet, les lesbiennes du Québec ne sont pas sensiblement différentes de celles de France, mais la question des violences semble suivre une trajectoire totalement différente aussi bien dans le monde académique que dans le monde associatif.
Donc se pose la question de ce qui change et si ça peut être appliqué à la France. Ne vivant plus au Canada depuis longtemps, je ne peux offrir que des conjonctures rapides, et si je devais hasarder une hypothèse, je dirais que c'est à cause de l'influence américaine et l'afroféminisme d'une part, et les questions autour de la colonisation et des personnes autochtones d'autre part. Contrairement à la France, le Canada, et par extension le Québec, est une ancienne colonie, et il est assez difficile de nier l'histoire à ce niveau au contraire de la France où les 2000 ans d'histoire font qu'il est facile d'éviter d'en parler. Les violences envers les femmes autochtones sont un sujet de discussion au niveau de l'état et un problème féministe, les identités de genre (2-spirits) autochtones sont présentes dans la version locale de l'acronyme LGBT, donc les personnes progressistes (y compris les féministes) connaissent leur histoire de colons et peuvent se penser comme problématique à ce niveau. En France, ce n'est pas vraiment le cas. On sait que les anciennes colonies existent, mais c'est loin, et l'état n'aide pas à ce niveau.
De même, le Canada est à coté des USA, et Montréal n'est pas loin de New York9, un des deux épicentres du mouvement LGBT moderne du pays avec San Francisco. Les fondatrices du GIVCL citent le mentorat du New York Anti-Violence Project comme facteur de succès et vu que New York est une ville-monde assez multiculturel, j'imagine que l'influence du black feminism a du se faire sentir permettant aux féministes québécoises de se sortir du rôle de victime via les interrogations autour du féminisme blanc et ses liens avec l'histoire du racisme aux USA.
Donc à travers ces 2 influences, les lesbiennes du Québec ont pu se penser dans des rôles moins restrictif que celui de victimes via un axe unique d'oppression genrée. Selon moi, c'est via la complexification de leur position (à la foi victime de lesbophobie et de mysoginie, mais bénéficiant aussi de privilèges coloniaux et raciaux) que la violence des femmes envers les femmes a pu devenir pensable, ce qui a permis une gestion plus saine.
Ou du moins, c'est mon hypothèse. Peut être qu'avec la montée de l'afro-féminisme en France, un même cheminement va arriver et faire changer les mentalités. Et en attendant que l'intersectionnalité fasse son chemin dans les esprits français et dépasse son statut de simple buzzword creux de sens, j'espère que le mot-dièse va amorcer des discussions durables, et que ça ne sera pas un coup dans l'eau comme tant d'initiatives passées.
Mais il s'agit peut être d'un artefact du classement des moteurs de recherches qui favorisent le contenu plus récent.
Et j'espère que les PM qui ont eu l'idée d'en faire un walled garden hostile sont au chômage.
Tiré de ce thread sur les liens entre le conservatisme et le terfisme.
Même si France24, c'est pas exactement le coeur du monde anglophone.
Et quelqu'un l'a sans doute déjà écrit mieux que moi, mais je n'ai pas encore lu tout ce qui existe sur la planète.
Pour citer un exemple, Alice Coffin est journaliste et femme politique, mariée/en couple avec une ingénieure en aérospatiale.
Ce que Erich Steinman appelle la "one drop rule" par opposition à "entire ocean" pour les hommes gays dans son article Revisiting the Invisibility of (Male) Bisexuality: Grounding (Queer) Theory, Centering Bisexual Absences and Examining Masculinities.
La thése "Des bleus sur l’arc-en-ciel : Archéologie des dynamiques de violence dans le couple lesbien" d'Isabelle Queyroi détaille plus les sources appuyant mon hypothése, comme Janice Ristock en 1991.
Juste 7h de bus, soit autant qu'un trajet Lyon/Bordeaux.