Nécropolitique dans les films LGBT
Il y a quelque temps, le ciné-club Le 7ème genre a proposé Boys don't cry à l'affiche, mais n'étant pas à Paris, je n'ai pas pu y aller. Mais un ami l'a vu, et m'a demandé mon avis sur le film, j'ai donc sorti mon abonnement de streaming pour le voir depuis chez moi, inspirant l'article d'aujourd'hui sur la question du cinéma LGBT et des questions quasi-nécropolitiques afférentes.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je dois d'abord expliquer ce que j'entends par "quasi-nécropolitique". Selon Wikipedia, la nécropolitique est un concept de 2003 pour théoriser comment le pouvoir s'applique sur la mort. En très gros, c'est l'impact de la politique sur qui vit en décidant de qui meurt (c'est moins profond quand c'est dit comme ça, je sais). Dans le cadre qui nous intéresse, à savoir le cinéma LGBT, je l'utilise pour discutter la question de qui meurt dans la diégèse d'un film. Et j'utilise "cinéma LGBT" pour désigner les films traitant d'un sujet LGBT au sens large, le cinéma queer étant un genre à part entière dans la litérature.
C'est un sujet que j'ai déjà abordé sans le nommer aussi bien dans mon article sur "Bare: A Pop Opera" que dans ma rétrospective des films de 2023, et j'aimerais détailler un peu plus ma pensée aujourd'hui en prenant les exemples de Boys don't cry, film américain de 1999, et de La parade, film serbe de 2011.
L'histoire de Boys don't cry, son synopsis et le fait divers à l'origine de l'histoire sont disponibles sur le web, donc je ne vais pas détailler et aller directement à la question des personnages qui meurent dans les films. Bien que ça soit un angle possible, je ne prendrais pas en compte le destin des 2 violeurs et meurtriers de Boys don't cry vu qu'ils sont toujours en vie en 2024.
Dans son livre Queer males in contemporary cinema, Kylo-Patrick Hart examine Brokeback Moutain via les codes du mélodrame, expliquant l'importance d'un retour à la normalité de l'ordre social patriarcal1 par un sacrifice, et/ou une punition pour les personnes qui transgressent à la fin des films. Si on transpose la réflexion du film de Ang Lee à Boys Don't Cry, on voit que c'est exactement la même chose à une différence prêt, l'ordre social à la fin de l'histoire. Pour appuyer ce point, il faut faire un détour par un moment dans l'histoire en regardant la reception du film lors d'une projection en 2016 à l'université de Reed. Sans rentrer dans les détails des demandes exprimées à l'époque, la question de savoir le film est transphobe m'a interpellé, ainsi que celle de l'exploitation d'une tragédie par quelqu'un de supposé externe à la communauté LGBT. Pour commencer, le film a été produit par Eva Kolodner, en couple avec une femme, et Christine Vachon, également en couple avec une femme et productrice entre autre de Go Fish, Carol, Velvet Goldmine, des films aux thématiques LGBT assez incontestables. Il y a aussi 2 mecs, mais on s'en fout un peu car ils sont arrivés après2. Le film a été réalisé par Kimberly Peirce, lesbienne genderqueer, sur la base d'un article qu'elle a lu quand elle vivait à New York et qu'elle se posait des questions sur sa sexualité et son genre. Il me semble donc que l'accusation d'exploitation par quelqu'un d'externe à la communauté, surtout à l'époque de la sortie du film, tient peu la route. De plus, ça n'est pas comme si la communauté trans n'avait pas elle même une forte tendance à sur-médiatiser ses propres morts via le Transgender Day of Remembrance, à faire des comparaisons controversées avec l'Holocaust3 et à lancer le terme de "génocide trans".
Maintenant, même si je ne pense pas que le film soit transphobe, je pense que la question mérite d'être posé.
Quand on regarde certaines scènes en détail, on voit que le film prends la forme d'une histoire d'amour entre 2 personnes, Brandon et Lana. On y retrouve les codes du genre comme les regards échangés lors du karaoké, ainsi que son histoire en général. Une scéne qui m'a interpellé est celle de l'usine, quand Brandon est en bas et interpelle Lana qui est plus haut, car c'est une scène classique avec un balcon qu'on retrouve dans Cyrano de Bergerac, Roméo et Juliette et sans doute d'autres4. On peut également rajouter une couche sur le fait qu'avant que Lana ne couche avec Brandon, ce dernier est perdu (et au plus bas), et que c'est Lana qui lui apporte une forme de bonheur5. Mais le film n'est pas qu'une histoire d'amour vu que ça tourne aussi autour du meurtre et du viol du personnage principal une fois qu'on découvre qui il est, et la façon dont l'état poursuit Brandon tout au long du film.
Si on groupe les personnages suivant une classification de genre et d'orientation sexuelle, on peut dire que les hommes sont violents ou absents, les femmes hétéros sont des traîtresses, les mecs trans sont destinés à mourir et la seule survivante est une crypto-lesbienne. Dans le cas de John et Tom, ce sont d'anciens détenus violents avec un petit coté pédophile pour John comme on peut le voir avec les lettres qu'il recoit de Lana quand il est en prison. Il est clair qu'il convoite cette derniére. Mais Lana fait aussi remarquer qu'elle avait 13 ans à ce moment là, et ça m'a fait tiquer. On peut sans doute supposer quelque chose entre la mère de Lana et John, et il est intéressant de voir que le père de Lana n'est pas présent, ni celui de l'enfant de Candace. John a des difficultés de contrôle de soi, et Tom a mis le feu à sa maison, donc on peut dire qu'ils sont présentés comme ayant des soucis d'ordre mentale, bien que ça ne soit pas mis en avant comme excuse. La question de l'absence des pères amènent à la question de la trahison par les femmes hétéros. Candace dénonce Brandon, la mère de Lana le chasse quand elle découvre qui il est. Mais Candace va aussi trahir le patriarcat en cachant Brandon à la fin du film, et la mère de Lana va inciter Brandon à porter plainte. C'est aussi ce qu'on voit au début du film quand Brandon est poursuivi pour avoir séduit une fille, ce qui implique logiquement que cette derniére a du le dénoncer à des hommes.
Le destin de Brandon est de mourir après avoir été violé par 2 hommes. Et bien que je ne pense pas que ça en fasse un film transphobe, je pense qu'il faut se poser la question de pourquoi ce fait divers a été choisi par la réalisatrice et la productrice pour faire un film. On ne peut pas lui reprocher d'avoir suivi l'histoire fidèlement, mais la question du choix est légitime. Je savais que Brandon allait mourir car je connaissait l'histoire, mais j'avais oublié l'existance du viol. Dans le contexte d'un film américain, je suis assez partagé sur l'impact. D'un coté, ça me semble être un exemple particulièrement violent et c'est important de ne pas cacher ça. La réalisatrice dit qu'elle a elle même vécu une agression sexuelle, et elle a fait attention à la façon de filmer la scène. Dans une interview en 2020, l'acteur qui joue le rôle de Tom, Brendan Sexton, déclare qu'il a pleuré pendant 45 minutes au moment de tourner la scène. Mais à coté, le fait de n'avoir que ce genre de scène de viol a tendance à confiner les viols à des actions violentes dans l'opinion publique avec les effets qu'on connaît comme le fait de ne pas croire les victimes quand ça ne colle pas exactement à ce qu'on pense être un viol. Mais le souci n'est pas tant d'avoir cette scène en particulier que de n'avoir que ce genre de scène, tout comme le souci n'est pas d'avoir un meurtre de personne trans que de n'avoir que des meurtres de personnes trans comme représentation à l'écran. Et je trouve aussi dommage que le viol soit montré comme l'oeuvre de 2 hommes socialement en bas de l'échelle avec des soucis mentaux. Même basé sur une histoire vraie, ça place la violence à un endroit trés spécifique d'un point de vue social, et encore une fois, c'est l'absence d'autres représentations qui est le vrai souci.
Un point qui me semble curieusement peu discuté vis à vis du personnage de Brandon, c'est l'affirmation d'être intersexe. Si j'en crois Wikipedia, cela fait écho à des affirmations du vrai Brandon. Je pense qu'est intéressant car même si ça ne se dit pas très haut et très fort, certains activistes intersexes ont tendance à grogner un peu quand des personnes trans non intersexes leur disent "tu as de la chance, j'aurais aussi voulu être intersexe". La vision de certains activistes intersexes dont le statut est cause de souffrance6 clashe avec la vision de certaines personnes trans où une variation génétique et/ou biologique est vu comme une source de validation. Je suppose que personne n'en parle car il y a plus à gagner à créer des coalitions comme l'ExistTransInter qu'à refaire des petites cases où tout le monde se bat pour savoir qui va où.
Et le dernier personnage dont je veux parler, c'est Lana. La vraie Lana Tisdel a porté plainte contre le film, ce qui me laisse supposer que c'est le personnage le plus romancé de l'histoire. Lana est la seule qui défend Brandon, et même si dans la vie réelle, elle n'a pas continué avec Brandon après avoir découvert son secret, son personnage n'a pas l'air d'avoir trop de souci à faire l'amour avec lui à la fin du film en disant juste "je ne sais pas trop comment faire". On voit qu'elle ment quand elle raconte sa première virée à ses amies vu qu'elle dit qu'ils se sont baignés (ce qui n'est pas vrai, sinon, elle aurait compris). Brandon reste habillé mais réussi à pénétrer Lana on ne sait pas trop comment (et de ce que je sais, on arrive à faire la différence entre un pénis vivant et un godemichet). C'est aussi la seule qui survit, et on comprends qu'elle quitte Falls City à la fin de l'histoire. Je la qualifie de crypto lesbienne car dans la scène ou elle raconte son rencard à ses deux amies, on la voit sourire en pensant à Brandon, et une image de la poitrine du dit Brandon passe rapidement, ce qui me laisse supposer qu'elle sait au fond d'elle même que Brandon n'est pas un garçon comme les autres. Elle accepte sans broncher toutes les excuses branlantes de Brandon sur son emprisonnement dans une geôle pour femmes et le soutient en allant chez les flics avec lui. La partie la plus modifiée de l'histoire est pour moi la découverte par Lana du plaisir d'être avec un autre corps féminin ainsi que son évasion d'une communauté patriarcale et violente à la fin de l'histoire.
Donc on a un film produit par ce que je suppose être une lesbienne, avec une réalisatrice également lesbienne, avec un personnage principal qui découvre les joies du lesbianisme, et une histoire où on voit comment le patriarcat inflige sa violence aux femmes et aux hommes. Un film ou les corps féminins qui collaborent avec le pouvoir patriarcal en devenant mère et en trahissant Brandon (Candace) ou en voulant devenir un homme (Brandon) sont punis par le viol et le meurtre. Dit comme ça, on constate qu'il s'agit d'un alignement assez marqué sur les théories féministes lesbiennes, et le fait de finir le film sur le départ de Lana après avoir accepté qu'elle est ok avec son attirance pour un corps féminin (surtout que Brandon ne semble plus utiliser de binder à ce moment de l'histoire) montre symboliquement un changement d'orientation sexuelle et le début d'un émancipation séparatiste.
Et pour en revenir à la question du mélodrame, alors la situation de Lana, qui n'est pas explicitement détaillée, est le nouvel ordre social de la fin du film symbolisé par son crypto-lesbianisme et la liberté que ça lui apporte. On peut le mettre en opposition avec les morts infligés suite au rapprochement du masculin. Un dialogue entre Lana et Brandon le souligne, avec Lana qui dit "What were you like... before all this? Were you like me, like a GIRL girl?", et Brandon qui réponds "Yeah... like a long time ago... but then I guess I was just like a boy girl, then I was just a jerk". Donc être un homme, c'est être un connard.
À titre de comparaison, un autre film que j'ai vu est la Parade, une production serbe de Srđan Dragojević. Le film raconte l'alliance improbable entre un vétéran de la guerre de Yougoslavie devenu un malfrat, et un vétérinaire gay qui veut organiser une marche des fiertés à Belgrade en 2009. Le film a été un grand succès, et au delà de l'aspect LGBT, il tourne beaucoup autour de la question du souvenir de la guerre de Yougoslavie et des masculinités locales. J'ai choisi ce film en me disant qu'une comédie me changerais les idées après Boys don't cry, mais je n'avais pas vraiment anticipé le début du film où un chien se fait abattre, puis le moment où des néonazis ravagent un centre LGBT. Le film reste suffisamment drôle malgré des tas de clichés problématiques7 et les insultes homophobes qui fusent (en serbe). Mais ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'un des personnages meurt à la fin.
Il y a eu beaucoup de choses écrites sur la question du film vis à vis de la guerre de Yougoslavie, et je ne vais pas m'aventurer sur ce terrain. Mais j'aimerais revenir sur la fin du film. Après avoir fait le tour de l'ex-Yougoslavie pour trouver des potes, les 2 personnages principaux, Citron et Radmilo, reviennent à Belgrade, et organisent leur manifestation avec une vingtaine de personnes. Ils sont assez vite submergés par les néonazis qui arrivent en grand nombre. Quelques personnes décident de partir, mais Mirko, le partenaire de Radmilo, fait un discours motivant les gens à rester, et la bataille commence. La police arrive juste au moment où Mirko se fait jeter dans un escalier, et on voit Radmilo qui va à son secours et il découvre son corps sans vie avec une flaque de sang sur les marches8. La dernière séquence du film se déroule lors de la Marche des Fiertés de 2011 à Belgrade, où on voit Radmilo qui marche avec Citron et les autres à ses cotés, puis il disperse les cendres de son compagnon.
La mort de Mirko m'a profondément attristé. Contrairement à Boys don't cry, je ne m'y attendais pas le moins du monde, et je rappelle que j'avais décidé de regarder une comédie pour moins déprimer. Et l'ajout de sa mort dans l'histoire me laisse songeur. D'un coté, il meurt face à des néonazis ce qui positionne ces derniers comme une menace claire. Il meurt en ayant fait preuve de courage, donc c'est plus ou moins une mort héroïque. Mais à coté de ça, son personnage est féminisé à outrance. C'est lui qui est le plus stéréotypiquement gay aussi bien dans ses manières que dans son métier (organisateur de mariage) et sa formation (réalisateur pour le théâtre). Tandis que Radmilo part avec Citron sur son road trip, il reste avec la femme de Citron, son chien (qui sert de substitut à un enfant dans la famille), une lesbienne du groupe et un autre personnage homosexuel, un petit vieux qui a fait son coming out sur le tard. Pendant ce temps, Radmilo apprends à se comporter comme un vrai gars, c'est à dire à boire de l'alcool sans cracher et à ne pas lever le petit doigt. Il sauve une ânesse, ce qui lui permet d'avoir le respect de Roko qui a une dette envers lui. On peut voir comment le coté fémininisé du métier de vétérinaire (car c'est un métier du care) est masculinisé en le remettant dans un contexte paysan, surtout quand Roko et son frère refusent de le faire. Le film tourne pas mal sur l'échange entre Citron et Radmilo, chacun apprenant de l'autre. Et à la fin, Citron découvre que les homosexuels sont pas si différents de lui.
Et donc, celui qui meurt, c'est celui qui ne fait pas l'effort d'aller vers les hommes traditionnels (à savoir Citron et les autres). C'est aussi celui qui est le plus revendicatif et qui cherche le plus à être visible. On peut donc conclure que les revendications entraînent la mort, et qu'il ne faut pas chercher à se distinguer mais à s'intégrer. L'ordre social qui est rétabli est donc celui de l'hétéronormativité tout en montrant l'évolution des masculinités traditionnelles vers plus de tolérance.
De ce que je présume, Srđan Dragojević est un homme hétéro. Rien dans sa biographie ou dans sa filmographie ne semble m'indiquer le contraire, et je pense que le film reflète exactement cette sensibilité. C'est donc le personnage qu'on peut voir comme le plus féminisé qui est celui qui est sacrifié dans le but d'obtenir une émotion de l'audience. Vu que le film cherche à montrer que la violence envers la communauté LGBT est un problème, je pense que c'est une position défendable mais je pense que ça aurait pu être aussi efficace d'avoir Mirko qui survit même amoché. Il y avait peut être une tentative de connecter l'audience local avec les morts de la guerre de Yougoslavie, et c'est une nuance qui m'échapperais en tant que non local.
Comme on peut le voir, dans le choix d'une histoire fictive et/ou d'une adaptation, décider qui meurt est un acte politique qui révèle assez souvent les convictions sous jacentes des auteurs, surtout quand on regarde dans les films du circuit indépendant. Et c'est ça ce que j'appelle l'illustration des questions quasi-nécropolitiques des films LGBT.
page 132, "Queer males in contemporary cinema" .
Comme l'indique un article sur la production du film.
Controversé car comme l'a souligné un jour Emily Gorcenski, l'institut de Magnus Hirschfeld a été ciblé car ce dernier était juif avant tout.
Et dans un sketch des Inconnus, même si je doute d'y trouver beaucoup d'homo-érotisme.
Surtout que je crois me souvenir que Brandon est vierge avant son viol, mais je devrait revoir le film pour vérifier ça.
Mais pas tous, vu que beaucoup de gens sont intersexes sans le savoir (voir génétiquement intersexe sans effet notable).
Lenka a tout d'une lesbienne prédatrice, et j'ai trouvé le plan où on voit Citron avec des cornes assez drôle via le sous-entendu que Biserka et Lenka ont couchés ensemble.
Une mort mise en scène de façon plus réalistique que celle de Brandon qui ne saigne pas vraiment.