De l'occultation de la bisexualité par Causeur
Causeur, le Breitbart français en faillite, a décidé de se pencher sur la catastrophe planétaire qui vient doucement, la disparition de l'hétérosexualité. Ce n'est pas exactement ce qui est dit dans cet article du 24 août 2023, mais c'est l'esprit que j'en retiens. Je ne vais pas me pencher sur pourquoi c'est des conneries, mais uniquement sur la question de la bisexualité, ou plutôt son absence dans la rhétorique du magazine.
Pour situer Causeur par rapport aux questions LGBT, il suffit de voir que l'un de ses actionnaires-fondateurs est Bruno Tellenne dit Basile de Koch, époux de Virginie Tellenne dite Frigide Barjot. Je doute que ce nom soit inconnu pour mon lectorat, car elle s'est surtout fait connaître en temps que porte parole de la Manif pour tous, ce mouvement visant à bloquer l'égalité des droits pour les couples du même sexe dans les années 2012/2013.
L'article n'a pas vraiment de fil conducteur, et se présente comme un pot pourri d'idées et de noms autour de la remise en cause de l'hétérosexualité. Il peut être lu sur le web via un plugin Firefox ou via le site 12ft.io1. Et ce n'est pas un simple journaliste ou pigiste qui l'a écrit, mais directement Jeremy Stubbs, conservateur britannique et directeur adjoint du journal.
Je ne vais pas détailler tout, mais je note que l'article commence par définir ce que recouvre l'hétérosexualité, un bon point car en effet, ça veut parfois dire tout et n'importe quoi. Ici, le positionnement est clairement mis sur la reproduction. Le chapeau parle de "réalité biologique"2, l'intro fait un appel du pied à la théorie du grand remplacement en parlant d'une chute du taux de natalité, et positionne l'hétérosexualité comme le seul moyen légitime de faire des enfants. C'est explicite dans le 2ème paragraphe, vu que l'hétérosexualité est défini par le triptyque de la procréation, l'acte d'élever les enfants et l'attirance érotique envers des personnes du sexe opposé.
Puis l'auteur balance quelques noms et ouvrages, fait du name dropping d'Alice Coffin, un peu de mégenrage de Paul Preciado et finit par blâmer les théories queers pour l'extrême droite. Je doit reconnaître un certain talent d'arriver à faire tout ça en aussi peu de mots. Tout y passe, de #Metoo à Big Pharma, du séparatisme lesbien au grooming sans dire le mot. Ce texte est aux paniques conservatrices que le baklava est au glucose.
Et ce qui me dérange dans ce papier, c'est pas que les réacs soient réacs. Ou du moins, ça me dérange, mais ce qui est m'importe aujourd'hui, c'est la façon dont ils sont réacs et envers quoi ils sont réacs.
Parmi les 3 points qui caractérisent l'hétérosexualité selon l'auteur, c'est bien la question de la procréation qui revient le plus souvent. Elle est mentionné dans le chapeau, dans la liste citée plus tôt, et juste avant le collage de photos issues de TikTok3. L'auteur insiste aussi sur les enfants via le passage sur le queer parenting, et sur la question des greffes d'utérus, ce qui lie transidentité, Big Pharma et transhumanisme.
Ce focus sur la reproduction (et son impossibilité implicite d'un point de vue "naturel" dans une relation homosexuelle) fait l'impasse sur l'idée même de bisexualité. Car dans l'esprit de Causeur, un rapport homme/femme est forcément hétérosexuel et limité à 2 personnes. Tout les arrangements possibles en dehors comme le polyamour, la bisexualité ou le changement d'orientation sexuelle ne sont pas envisageables. Tout comme aux USA, le discours réactionnaire français efface la bisexualité car elle brouille les frontières entre un Eux et un Nous.
Au début, je me suis dit que c'est parce que l'auteur est un conservateur, mais la traduction de queer par le néologisme transpédégouine m'a fait tiquer. Queer est un terme ancien et peu précis en anglais, mais transpédégouine est un terme nouveau, construit spécifiquement pour le français et qui agrège 2 termes péjoratifs et un terme non péjoratif. Mais surtout, c'est un terme qui retire totalement le mot bisexualité du sigle LGBT qu'il cherche à complémenter. En regardant les sources nommées dans le texte, on s'aperçoit que les positions citées concernant la question queer sont très majoritairement celles de personnes AFAB. Il y a bien Martin Page pour sa BD et Michael Warner pour la création du terme hétéronormativité, mais c'est tout. Les noms d'hommes cités (Marx, Engels, Baudrillard, Burgess) sont là pour asseoir l'illusion d'une compétence philosophique, littéraire et politique de l'auteur.
Et en effet, les arguments critiqués sont surtout tirés de la tradition politique lesbienne. Adrienne Rich, Monique Wittig, Alice Coffin, Kate Millett sont toutes des lesbiennes revendiquées. Et comme l'explique Verily Bitchie dans une vidéo sur le concept de comphet cité par l'auteur, il est associé à un certain maximalisme de l'identité lesbienne au point d'être parfois utilisé pour englober l'attirance envers les hommes par les femmes bies, ce qui va bien avec la négation de la bisexualité par certaines penseuses du lesbianisme politique.
Tout ceci éclaire l'argumentaire de Causeur sous un angle nouveau et pose la question de savoir si l'article est écrit en ne gardant que les théories lesbiennes car c'est l'unique perspective de l'auteur, ou si c'est parce qu'il fallait choisir la perspective la plus clivante aussi bien pour l'audience de Causeur que pour les milieux progressistes en vue d'entraîner des visites ?
Je ne crois pas que la seconde explication soit la bonne, mais je pense que la première n'explique pas tout.
Une hypothèse plus plausible est que l'auteur n'envisage pas que la séparation entre hétérosexualité et le reste soit poreuse, et c'est pour ça qu'il se focalise uniquement sur ce que j'appelerais le lesbianisme visible. Le lesbianisme visible, c'est la tendance à voir un couple lesbien là où on voit un couple de 2 personnes qu'on identifie comme femmes, indépendamment de leur propre identification de genre ou de leur orientation revendiquée. C'est à la foi une tendance qui va ravir les lesbiennes séparatistes les plus radicales pour des raisons évidentes de visibilité, mais aussi les conservateurs réactionnaires de tout poil. Ces derniers sont rassurés car l'avantage des lesbiennes visibles, c'est justement qu'elles sont visibles, et on peut en parler sans remise en cause du système de genre contemporain et de la frontière entre hétérosexualité et homosexualité.
Tout le reste, que ça soit la bisexualité, la transidentité visible ou assimilée4, les variations sur la monogamie et la reproduction, va brouiller leur perception du monde. Le polyamour et les arrangements qui peuvent en découler remettent la famille en question de façon invisible. La bisexualité ébranle la stabilité des identités monosexuelles et rappelle qu'on ne peut jamais vraiment savoir. L'asexualité ou le choix d'être child-free sans être queer font que la dichotomie hétéro/queer n'existe plus si on définit la reproduction comme fondement de l'hétérosexualité.
Et une partie de ces mouvements peuvent synergiser entre eux5. Le polyamour et la bisexualité peuvent aller de pair tout comme l'asexualité et le polyamour. On peut choisir d'être child-free mais aider les autres membres de sa polycule de temps en temps. Et surtout, tout ça est relativement compatible avec les personnes hétérosexuelles au sens courant, à savoir d'être attiré exclusivement par des personnes d'un autre genre que le sien.
Toutes ces identités sont invisibles dans la société française. On ne va pas demander pourquoi quelqu'un n'a pas d'enfant, car on suppose que c'est quelqu'un qui ne peut pas et ça ne serait pas poli. Les personnes polyamoureuses et/ou bies sont souvent invisibles, un souci qu'il faudrait régler un jour. Et l'asexualité, parce que ça représente une absence de désir et une absence de quelque chose du domaine du privé est difficile à voir par la définition même d'une absence. Toutes ces invisibilités font que quelqu'un supposé comme hétérosexuel au sens de Causeur (c-à-d, monogame en couple hétéro avec enfant à première vue) peut parfaitement ne pas l'être en pratique.
L'idée que la définition si solide et si "naturelle" ne le soit finalement pas entraîne sans doute une anxiété, et c'est pour ça que l'article ne mentionne rien de tout ça. Mais c'est aussi parce que toutes ces identités remettent en cause le lesbianisme politique que ça n'apparaît pas dans le discours critiqué par l'auteur. L'asexualité sape certains arguments du lesbianisme politique, tout comme la bisexualité6. Dans un contexte de revendications récentes d'accès à la PMA pour toutes, le discours des personnes child-free n'aide pas à la clarté, donc n'est pas relayé malgré le fait qu'il aille de pair avec les revendications féministes de ne pas restreindre les femmes à un rôle reproducteur pour les hommes.
L'occultation d'une bonne partie des remises en cause du système hétérosexuel au delà du courant queer/lesbien visible n'est sans doute pas un accident mais plus une protection implicitement partagée entre les 2 thèses opposées. Et c'est sans doute pour ça que l'article ne parle quasiment pas des hommes queers, car il est plus facile de construire une opposition quand elle s'appuie sur une altérité préexistante qu'on ne remets pas en cause (en l'occurrence, l'altérité H/F).
Donc les trous de Causeur ne sont que le miroir des trous des discours les plus visibles.
Et j'interdis à personne de payer, mais je juge très fort si c'est le cas.
Un dogwhistle de TERF/transphobe.
Avec une lesbienne à cheveux bleus, et je pourrais faire un paragraphe entier sur le choix des photos et des textes.
Comprendre avec un mauvais passing, ou l'androgynie, ou le travestissement.
Et je peux faire un deck de 10 slides afin d'obtenir un win-win pour growth-hacker l'audience.
Cf le travail de Paula C Rust.