Manic Pixie Dream Bi

Déplacardage de Nouvel an

J'ai rarement l'habitude de planifier quelque chose pour le réveillon du Nouvel An, et d'habitude, je me retrouve soit tout seul chez moi, soit invité au dernier moment quelque part. Cette année, j'avais prévu de rester chez moi, mais je me suis fait invité, et ce fut l'occasion de me faire outer pour la première fois de ma vie.

Avant de raconter la suite de l'histoire, je vais vite revenir sur le concept de déplacardage, ou d'outing quand on n'écoute pas l'OQLF. L'article en anglais de Wikipedia est un bon début, car comme d'habitude, la version française au moment ou j'écris ces lignes n'est pas terrible. Je ne vais parler que d'un déplacardage concernant une orientation sexuelle. La question se pose aussi sur l'identité de genre, mais l'impact d'une transition fait que les modalités sont totalement différentes, ce qui rends mon analyse inadaptée (en plus de ne pas me concerner).

Parmi les cas célèbres historiques, on peut citer l'affaire Queensberry et le procès d'Oscar Wild en 1895, l'affaire Harden-Eulenburg en 1907, mais aussi le scandale autour de Jacques d'Adelswärd-Fersen en 1903 (ainsi que le roman écrit par vengeance qui a suivi). On peut voir qu'il y a une centaine d'années, c'était surtout une question de moeurs. C'est suite au mouvement moderne pour les droits LGBT et à l'épidémie du VIH que la question du déplacardage politique a commençait à se poser. Le seul cas "récent" qui me vient en tête est celui de Renaud Donnedieu de Vabres lors des débats sur le PACS en 1999 (ou du moins la menace de publier son homosexualité, menace mise à exécution quelques années après). Je ne sais pas si ça a eu un impact en pratique vu que les mobilisations ont continués, mais le PACS est passé.

En cherchant un peu, on trouve d'autres exemples comme celui de Steeve Briois, qui a tenté de faire interdire un livre en 2013, en plein durant les manifs contre le mariage pour tous en France. La cour d'appel a estimé que de part son statut de personnalité publique, sa vie privée était moins importante que le droit du public à savoir, notamment de part les débats en cours. Et toujours dans le cadre du FN, Florian Phillipot est un exemple sur lequel je vais revenir plus tard.

Et donc maintenant que tout le monde est sur la même longueur d'onde, je peux continuer mon histoire. Pour remettre les choses dans le contexte, j'ai été passer quelques jours avec un pote chez une amie à lui, la fameuse Ludivine dont j'ai parlé en Mars. Étant donné la teneur de nos discussions du mois de mars, je m'attendais à me retrouver avec des questions concernant ma vie amoureuse. Faisant preuve à la foi d'un certain hubris et d'une capacité de planification mal placée, j'avais déjà anticipé sa question et des réponses possibles, jouant notamment sur le fait que j'ai croisé entre temps un mec au prénom unisexe (comme Camille), ce qui m'aurais permis de faire une révélation surprise en disant "Ah oui, Camille" puis en rectifiant le pronom.

Mais la discussion ne s'est pas passé comme prévu, et elle m'a juste demander si je sort avec des mecs, des filles ou les deux, car visiblement, je m'y connais beaucoup en sujet LGBT1 (et qu'elle est visiblement vachement attentive à ma vie amoureuse). Donc j'ai dit les deux, ce qui n'a entraîné aucune réaction ou aucune question intrusive. Il existe des comings outs plus dramatiques que ça, mais visiblement, je ne sais pas tenir ma langue après quelques verres.

Mais le déplacardage n'est pas arrivé ce soir là. Après avoir passé quelques jours, la question du Nouvel An s'est posé, et je me suis retrouvé embrigadé à une soirée un peu plus au sud dans la campagne chez des amis de Ludivine et de mon pote.

Après quelques parties sur la console de salon de la famille, la danse des verres a recommencé et l'alcool aidant, on est revenu sur les questions de relations. Et là, Ludivine a juste dit à tout le monde "mais lui, il est bi" (en parlant de moi). Et il n'y a rien eu, car ça semble être un non-sujet pour tout le monde.

Aucune question posé, rien.

Alors il y a sans doute plusieurs raisons à ça. L'alcool est sans doute le premier point à prendre en compte, mais aussi le fait que le frère de mon pote soit gay. Donc les personnes présentes ont pu se familiariser avec l'idée de connaître au moins une personne gay depuis des années. Le groupe avait l'air d'être plutôt progressiste (ou je dirais, plutôt de gauche), vu qu'on a largement pu discuter sur le fait que Ludivine ne devait pas aller à un rencard avec un flic en Mars.

J'avais le sentiment que ça aurait du être plus désagréable, ou plus gênant, et c'est pour ça que j'avais préparé des scénarios. Mais le fait que ça soit un non-sujet me pousse à m'interroger sur mes propres craintes et leurs origines.

Un des facteurs de crainte dans mon cas, c'est sans doute d'avoir finalement lu juste avant Bisexuality and the Challenge to Lesbian Politics, et donc d'avoir eu en tête les préjudices causés par l'hétérosexisme de la société dans les années 90 ainsi que par certains courants politiques du lesbianisme radicale à l'époque2. Même si je suis globalement éloigné de la problématique, j'ai aussi en tête le fait que les stéréotypes qui concernent les mecs bis existent, et que ça existe même chez les personnes les plus progressives.

Et peut être qu'il y a peut être aussi une raison plus pernicieuse, à savoir l'impérialisme culturel américain et le fait que je passe plus de temps à suivre les nouvelles d'Amérique du Nord (et spécifiquement les États Unis) que des nouvelles de France. Les différences sont assez flagrantes quand j'y pense, et je pense que ça joue pas mal.

Par exemple, l'usage du terme groomer aux États Unis par l'extrême droite est totalement à l'opposé des réactions vis à vis de l'affaire Bastien Vives de l'extrême droite française qui crie à la censure par les islamogauchistes. L'abondance des armes à feux et l'escalade de la rhétorique violente ont résulté en plusieurs alertes à la bombe, et au moins une fusillade en 2022 (ainsi que de nombreuses attaques) de l'autre coté de l'océan. En France, je n'ai pas le sentiment que le climat d'insécurité soit à ce niveau, et même si il y a des tentatives d'importer les rhétoriques des TERFs, ça n'a pas l'air d'être un sujet de société au même niveau, ça n'accroche pas.

L'opposition au fait de rendre publique l'orientation sexuelle aux USA est forcément impacté par l'ambiance là-bas. En Europe, j'ai le sentiment qu'on s'y oppose aussi, mais pour des raisons différentes, notamment liées à la vie privée. En effet, la tradition européene en matière de droits fondamentaux est de traiter les questions d'orientation sexuelle via l'article 8 de la Charte Européenne des Droits Humains. Donc la question de l'orientation sexuelle n'est pas une question de non discrimination et de catégories protégées comme aux USA, mais une question de vie privée. Et donc le déplacardage est un moyen de pression non pas parce que ça devrait être sociétalement honteux, mais parce que quelqu'un va perdre le contrôle de sa vie privée. Et donc, c'est un point fondamental sur la question du déplacardage. Le mécanisme aux États Unis était de révéler un secret honteux pour faire pression. En France, ç'est moins vu comme honteux et ça explique peut être les réactions différentes, à savoir que ça n'a rien de choquant vu qu'il s'agit de chose qu'on fait en privé, tout en gardant une raison pour que ça soit un tabou, car on ne doit pas réveler la vie privée des gens.

Donc le risque d'avoir une réaction violente semble bien plus important aux USA dans certains milieux et dans mon imagination, mais une fois que je regarde ce qui arrive, c'est autre chose. Sur l'année 2022, les 2 seuls cas de déplacardage ou de coming out forcé qui me viennent à l'esprit sont ceux de Kit Connor et de Rebel Wilson. Kit Connor est un des acteurs principaux de Heartstopper, et Rowan Ellis a fait une vidéo sur le sujet. De ce que je me souviens de l'argumentaire, ça tourne principalement sur le fait que l'acteur est jeune, et qu'il s'agit de sa vie privée. On note que Rowan et Kit sont originaire du Royaume Uni.

L'autre cas, également dans la sphère anglophone, est celui de Rebel Wilson en Australie. Un journaliste l'a contacté pour dire qu'il allait publier qu'elle est en couple avec une femme, elle a fait sa propre annonce et tout le monde est tombé sur le journaliste qui a fini par s'excuser. On peut voir l'évolution de l'opinion public en comparant avec David Campbell en 2010, qui a décidé de démissionner après avoir été surpris en sortant d'un club gay.

Dans ces 2 cas récents, ça s'est plutôt bien terminé car les personnes ont eu le soutien de leurs fans et de leurs pairs. Bien sûr, il y a eu une certaine angoisse, mais ça ne semble pas être lié spécifiquement à l'orientation sexuelle mais au fait de perdre le contrôle de son image et d'une partie de sa vie privée (comme en France).

Alors est ce que l'outing en tant que pratique est devenu inoffensive en France ou ailleurs ? J'aurais tendance à dire que non car les exemples que j'ai donné sont ceux de stars, et il y a régulièrement des cas ou ça se passe moins bien pour des personnes ordinaires. Il y a clairement encore des personnes qui sont dans le placard car leur milieu ne va pas l'accepter, donc le principe de précaution s'applique. L'exemple tragique et récent de Lucas montre qu'il y a encore des soucis avec le harcèlement homophobe en France, et comme l'explique Eric Debarbieux dans une émission de 2018 sur le sujet des violences à l'école, il y a souvent un fondement sexiste, dont l'homophobie n'est qu'une conséquence.

Mais pour les personnalités publiques et politiques, ça ne semble plus être un souci. Par exemple, dans l'affaire du chantage à la sex tape de Saint-Étienne, cela semble être plus l'embarras de la tromperie ou l'usage d'un escort3 qu'une question d'orientation sexuelle stricto sensu. Comme l'explique Sylvie Tissot dans son livre Gayfriendly Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, la société française a tendance à considérer la sexualité comme relevant du privé, là où la mise en avant de ses propres valeurs familiales semble plus importante aux USA (et donc le besoin de mettre en avant son hétérosexualité).

Et sans vouloir dire que la vie est cool en France et qu'il n'y a pas de souci, car je n'ai pas oublié les manifs d'il y a 10 ans, il faut tout de même reconnaître que les manifs en question, c'était il y a déjà 10 ans et qu'avec le recul, l'homophobie comme position politique ne semble plus vraiment un sujet pour le moment (et la transphobie ne semble pas l'être non plus, en espérant que ça le reste).

Pour revenir sur le cas du FN, l'exemple de Florian Phillipot est assez parlant. Sa montée dans la hiérarchie du parti a eu pour conséquence de rendre le FN un peu plus gay. C'est l'objet d'un ouvrage de 20164, mais aussi un constat fait par Didier Lestrade dans les deux premiers chapitres de son livre "Pourquoi les gays sont passés à droite". Le FN/RN a réussi à capter une partie du vote de la communauté LGBT, notamment les mecs bis grâce à ça.

Bien que ça soit en partie une stratégie électorale visant à ratisser large, et que l'homophobie n'avait pas vraiment disparu en 2017, il faut reconnaître qu'en 2022, le RN grimpe alors que la droite catholique plus ouvertement homophobe se casse la gueule.

Du coup, je sais que mon expérience vis à vis du déplacardage n'est pas universelle, mais ça me laisse songeur.

Est ce que la peur de l'outing ne vient pas aussi du fait qu'on arrête pas de dire qu'il faut en avoir peur ?

Est ce que je doit en vouloir à Ludivine pour son faux pas ?

Et finalement, est ce que lui dire quelque chose ne serait pas implicitement valider la croyance qu'il faut avoir honte de son orientation sexuelle ?

Autant de questions dont je n'ai pas les réponses, et que je laisse en suspens.

1

Alors que j'ai tendance à rester assez soft en général.

2

Voir de nos jours aussi, comme le rappelle Verily Bitchie dans une vidéo récente.

3

Au moins dans les journaux que j'ai vu.

4

Qui ne semble pas facile à se procurer en physique, à mon grand regret.