Queer coding dans les vieux JRPGs
Un de mes genres de jeux favoris à l'époque ou j'étais plus jeune était les RPGs, notamment les JRPGs sur les divers consoles 16 bits. Et en regardant divers vidéos Youtube, je me suis posé la question du concept de queer coding appliqué justement à ces jeux.
Mais commençons par le début, le queer coding, c'est quoi ?
C'est une pratique utilisé par les médias dans le passé pour faire apparaître des personnages queers (comprendre non straight), sans que ça soit censuré d'une manière ou d'une autre par les divers groupes en charge de ça. Par exemple, deux femmes lesbiennes vont être présentés comme des amies proches mais sans parler de relations sexuelles ou romantiques entre elles, et de rester sur des références subtiles. C'est une façon d'avoir un film qui se voit à plusieurs niveaux.
De nos jours, c'est plus souvent utilisé pour dire du mal de Disney (vu que tout les articles que je trouve parle de ça) et de leur habitude d'avoir des méchants qui sont vus comme queer et donc d'associer ces caractéristiques à quelque chose de négatif. Les exemples souvent donnés sont Scar, Jafar ou Ursula pour ne citer que les films que j'ai vu.
Pour déterminer ce qui correspond à du queer coding, il faut regarder comment les personnages sont présentés. Par exemple, un personnage masculin qui est extravagant, maquillé et délicat va être vu comme queer. De la même façon, un personnage féminin qui va être proche du stéréotype de "butch" comme Ursula peut être considéré comme du queer coding.
Mais mon but n'est pas de parler de ça, parce que comme dit plus, les articles sur le sujet sont faciles à trouver pour peu qu'on parle anglais car je n'ai rien trouvé en français.
La plupart des articles s'attardent sur les films de Disney, mais il y a aussi des films plus récents comme Skyfall (ou le vilain est supposé gay/bi de part la tension sexuelle dans une scène avec Bond), ou dans un registre encore plus conservateur, Valentine, le méchant dans Kingsman. Regardons d'ailleurs ce dernier.
Si on prends cette scène, on le voit avec un collier de perle avec des vêtements qu'on peut qualifier de classe. Dans d'autres scène, il porte des costumes assez voyants et parle avec un zozotement. Les perles sont connotés de façon féminine, le fait de bien s'habiller aussi (c'est tout le concept de Queer Eye for the Straight Guy), et le zozotement est potentiellement rattaché à ce que les américains appellent un "gay lisp". Je reconnais que ce dernier point est sans doute litigieux, je ne suis pas un expert en linguistique. Il vit également seul avec sa femme de main/garde du corps, il est extrêmement émotif et s'énerve facilement, et il organise une fête à la fin du film avec boules à facettes et lasers. En France tout comme aux États Unis, le monde de la nuit est associé aussi aux communautés gays. Et sans spolier la fin du film, même le mécanisme de sécurité est extravagant.
Le queer coding, c'est ça. Bien sur, Kingsman étant au conservatisme ce qu'un soda est au sucre, il y a beaucoup d'autres choses à dire sur le film mais ce n'est pas le propos.
Et donc, quel rapport avec les JRPGs ?
En regardant donc une vidéo sur Youtube, j'ai pris conscience que si ce genre de choses arrive dans les films, alors ça doit aussi se passer dans les jeux vidéos, et j'ai donc pris les 2 meilleurs JRPGs de la SNES, à savoir Chrono Trigger et Final Fantasy VI pour regarder plus en détail avec un regard moins innocent qu'à l'époque. Je n'ai pas été jusqu'à refaire les jeux de zéro car on parle de 70 à 80h de jeu mais j'ai fait divers recherches.
Avant d'aller plus loin, spoiler warning, je vais parler du scénario de ces jeux.
Commençons par Final Fantasy VI. Quand j'ai pensé au concept de queer coding dans un JRPG, c'est le premier qui m'est venu à l'esprit. En effet, le vilain ultime de l'histoire a tout d'un personnage queer. Il est maquillé dans les illustrations du manuel de la cartouche SNES, il porte des habits fortement colorés et son rire est qualifié sur Wikipedia de '''high pitched'''. Il est aussi montré comme particulièrement extravagant et cruel. Le combat final contre lui le présente torse nu sous forme d'un ange avec une plume sur la tête ce qui le rapproche à la foi symboliquement de Lucifer et des danseurs d'une parade à Rio. Le combat final se passe aussi contre un boss en 3 étapes, avec quelques passages dans le décor que Nintendo of America a censuré comme c'était l'habitude à l'époque. Pas un téton qui dépasse, mais il faut quand même reconnaître un certain homo érotisme lors du deuxième stage du combat.
En cherchant sur les wikis écrits par des fans, on apprend qu'il est adepte de cross-dressing, qu'il aime jouer avec des poupées et qu'il aime se regarder dans les miroirs. Je pense qu'on peut difficilement nier le non conformisme de genre, et que ça n'a pas du aller plus loin vu l'époque. Ça, c'est pour le coté "queer". À coté de ça, on apprends aussi qu'il est mégalomane, sadique, impatient, traître et mentalement instable, et le résultat d'une expérience contre nature.
À coté de ça, les personnages queers ou codés comme tel qu'on peut jouer sont largement absents, mais en grattant un peu, on peut trouver des choses qui peuvent passer.
Par exemple, Gogo, un personnage caché dont on ne connaît pas le genre et qui est capable de copier les autres. Visuellement, il porte un patchwork de vêtements relativement colorés, des plumes et un casque qui couvre son visage. Symboliquement, on peut voir ça sous plusieurs angles. On peut le voir comme une mise en pratique du genre suivant la concept de Judith Butler (à savoir que la performance de genre est sans cesse recopié sans origine et survit via cette copie, ce que Gogo illustre en n'ayant pas de genre et en reprenant celui des autres). On peut aussi voir un autre angle en considérant que ce personnage n'est pas authentique et qu'il ne fait que mentir en se faisant passer pour d'autres. Il doit mimer l'existant pour agir ce qui le place dans une forme d'altérité assez marqué, car il ne connaît pas les codes du monde (et donc vis en dehors de la normalité).
Un autre personnage intéressant à regarder est Sabin, l'un des deux princes du royaume de Figaro. Il refuse son destin de souverain une dizaine d'années avant le début du jeu et décide de quitter le château. Dans le temps présent du jeu, son frère Edgar décide d'aller le chercher chez lui et remarque dans sa cabane ses fleurs favorites, sa vaisselle favorite et son thé favori. À la présentation des objets favoris de Sabin se rajoute la scène de son départ, ou il est bouleversé (une attitude en général vu comme peu masculine). Après le passage à sa cabine, on découvre que Sabin est parti en direction d'une montagne pour venger la mort de son mentor (avec qu'il vivait) tué par son fils. Le fils arrive à la fin du niveau accompagné de 2 ours wink wink, et on découvre qu'il a tué son père car il a choisi Sabin comme successeur. Après la bataille, une discussion s'en suit et Sabin dit "Think a "bear" like me could help you in your fight" à son frére.
Sabin est dépeint comme quelqu'un de sensible. On le voit pleurer à la mort de son père, et aussi quand il retrouve son mentor plus tard dans le jeu. Le choix de parler de sa vaisselle favorite place le personnage dans un contexte de domesticité, et les fleurs rajoutent à la sensibilité du personnage.
On peut rajouter aussi qu'il n'a pas de romance dans le jeu, contrairement à tout le reste de l'équipe, sauf les enfants (Gau, Relm) et les personnages bonus (Umaro, Gogo). Parfois l'histoire est explicite (Daryll, Rachel), parfois implicite (Strago, Shadow). L'histoire tragique de Sabin est lié à celle de son père, son frère et son mentor, soit entièrement lié à des hommes.
Enfin, on peut pointer aussi une séquence du jeu ou Cyan se fait accoster dans un bar par une "danseuse". Le texte est beaucoup plus suggestif en japonais, car la version anglaise SNES est aseptisé. Cyan demande à Sabin comme il fait pour résister à ses charmes, et il réponds que c'est un avantage de sa vie d'ascète, Sabin étant moine.
Donc récapitulons, nous avons un moine guerrier bodybuilder codé comme sensible, qui n'a pas de romance dans le jeu, qui n'est pas attiré par le corps féminin, qui a quitté son domicile familiale, qui se qualifie d'ours dans le texte, qui a passé des années à s'entraîner avec son mentor dans une cabane, qui va venger la mort de son mentor tué par son fils par jalousie, qui va pleurer quand il le retrouve et qui va apprendre sa technique ultime après un corps à corps avec le dit mentor. Non, vraiment, rien de gay la dedans, je dois me faire des idées.
Ensuite, j'ai pensé à Celes, une militaire de haut rang au sein de l'empire. Lors du combat final, elle dit: "I've found someone who accepts me for who I am", en parlant de Locke. C'est une remarque sans doute lié au fait qu'elle a trahi sa patrie (l'Empire), mais aussi au fait qu'elle a commis des meurtres en tant que général impérial (bien que n'ayant pas l'excuse d'une couronne magique d'asservissement comme Terra), et qu'elle a subit un traitement d'infusion de magie durant son enfance. Mais on peut voir dans sa remarque également le fait d'avoir trouver l'acceptation après avoir quitté sa famille (en l'occurrence l'Empire), et on pourrait même rapprocher l'infusion de magie à un traitement hormonal contre son gré, ce qu'on peut rapprocher symboliquement des traitements sur les personnes intersexes (surtout vu que le traitement fait que Celes devient un soldat de l'empire, une activité traditionnellement masculine). Celes se considère comme un monstre pour ce qu'elle a fait et pour ce qu'on a fait d'elle. Elle est dessinée comme particulièrement filiforme dans le manuel, une silhouette qu'on peut associer à certaines femmes trans dans la vraie vie.
Mais la question de sa propre humanité est beaucoup plus visible dans le personnage de Terra, une hybride humaine/esper (un être magique) qui découvre une part de son humanité tout au long du jeu, avec notamment des interrogations sur le fait de pouvoir aimer ou pas, ce qui la placerais sans doute dans une expérience de vie ace/aro de nos jours.
C'est mon analyse pour Final Fantasy VI, et malgré le manque de représentation, j'aime le jeu car son histoire est bien faite, tout les personnages ont un vrai background avec des passages forts en émotions. Ce n'est pas Mystic Quest avec son scénario en carton.
Le deuxième jeu que j'ai regardé, c'est Chrono Trigger. Tout comme Final Fantasy VI, je savais déjà ou regarder pour trouver un vilain codé comme queer. Mais je ne m'attendais pas à trouver quelque chose de bien plus intéressant. Pour les gens qui connaissent l'histoire du jeu, il est assez évident que je ne vais pas vraiment réussir à rattacher le méchant final (le vrai) à une problématique queer. Par contre, un des boss au cours du jeu est l'un des premiers personnages trans dans le monde des jeux vidéos. Au cours de l'exploration du château de Magus, les personnages doivent se battre contre ses 3 généraux, et l'un d'eux, du nom de Flea est décrit comme masculin, mais visuellement représenté comme féminin (bustier, robe, queue de cheval, cheveux roses).
Les dialogues du personnage sont d'ailleurs assez explicite sur ça:
Frog: Keep your guard up! This is no
ordinary woman! Meet Flea, the
magician
Flea: What the..?! Hey, I am a GUY
Robo: But its exterior is that of a
female...
Flea: Male...Female...what's the
difference? Power is beautiful,
and I've got the power
Ou en français:
Frog: Restez sur vos guardes. Ce n'est
pas une femme ordinaire! Voici Flea,
la magicienne
Flea: Mais que..?! Hé, je suis un GARCON
Robo: Mais son apparence est celle
d'une femme...
Flea: Male...Femelle...quelle est la
différence ? Le pouvoir est
magnifique, et j'ai le pouvoir
On peut noter les mimiques du personnage et ses expressions comme "But since you've brought your new friends to play" / "I'll will show you a good time" qui frôle le champ lexical du vocabulaire érotique.
Si on rajoute à ça que Flea a une attaque spéciale consistant à charmer Chrono en lui envoyant un bisou, que toutes ses attaques affichent un petit coeur, qu'il se moque de l'apparence de Frog tout en mettant en avant sa beauté, je pense qu'on peut conclure à une forme de queercoding sans trop d'objections.
On peut aussi noter que non seulement Flea est capable de changer d'apparence, mais aussi qu'il envoie un ennemi déguisé à sa place avant le combat, et qu'il provoque une illusion à l'échelle de toute la scène. Et son attaque spécial fait que Chrono va trahir son équipe en attaquant son propre camp, un effet qu'on peut rattacher soit à l'idée de confusion et du brouillage de genre, soit à l'idée de la corruption et du recrutement par les personnes LGBT qu'on retrouve chez les conservateurs.
Et on se demande ensuite pourquoi les gens voient les personnes trans comme des menteuses.
Par acquis de conscience, j'ai regardé les autres boss, et à part vaguement la reprise de l'idée de déguisement pour Yakra, je n'ai rien vu de spécialement queer.
Par contre, je suis tombé sur un détail qui m'avait totalement échappé lors que j'ai joué. À un autre moment du jeu, l'équipe se retrouve à voyager dans le temps et se retrouve à la préhistoire, puis se bat contre des créatures reptiliennes. Lors d'une scène ou l'équipe est submergé, une femme des cavernes arrive et en chasse la moitié, entraînant un combat quasiment équitable (si on peut qualifier d'équitable un combat de 3 guerriers/magiciens surentraînés venus du futur contre 4 lézards).
Alya, la femme en question, revient ensuite en disant qu'elle aime bien Chrono, car il est fort.
Ensuite, elle fait la remarque envers Lucas (personnage féminin) en disant ceci:
Ayla: You strong too.
Ayla respect strong people.
Men and women.
Marle: Oh, brother...
Lucca: Where have they been
keeping her?
Mais en cherchant sur le web, j'ai trouvé qu'il s'agit d'une différence de traduction entre le japonais et l'anglais et que ça aurait du être:
Ayla: You strong too.
Ayla like strong people.
Even if man, even if woman.
Marle: What's THAT supposed to mean?
Lucca: I, I'm not interested in that
sort of thing!
On peut y voir une mention d'une forme de bisexualité, même si ça ne semble pas être le cas. Je ne parle pas japonais donc je ne peux pas analyser l'original mais il y a deux points importants à ce niveau.
Le premier est que même si l'hypothèse d'une mauvaise compréhension par Marle et Lucca est la bonne (et donc que c'est une blague), leur réaction est de dire à Chrono de partir et c'est un exemple du cliché de la personne bisexuelle prédatrice.
Le second est que plus tard dans l'histoire, le compagnon d'Ayla (Kino) est jaloux de l'attention de Ayla envers Chrono et il décide de voler son équipement ce qui entraîne une quête pour la suite de l'histoire. Kino ne serait pas jaloux si l'attirance de Ayla envers Chrono n'était pas comprise comme romantique ou sexuelle, mais si elle l'est, alors le dialogue plus tôt indique que Ayla a une attirance pour Chrono, et donc pour les hommes et les femmes.
Et c'est particulièrement intéressant. Tout d'abord, le fait de positionner le personnage d'une civilisation sauvage et non sophistiquée comme bisexuel renvoie à un coté primal tel que Freud l'a théorisé1 et au fait que les personnes bies sont immatures et vont devoir choisir en grandissant. On peut rattacher ce point à une autre ligne dialogue ou Ayla commente la taille des seins de Marle dans la version japonaise, ou on retrouve à la fois un coté beauf (donc non sophistiqué) et aussi honnête qu'une enfant. C'est aussi une forme de confusion dans le genre car Ayla fait une remarque qu'on va associer à un mec (en plus de se battre à mains nues, ce qui fait qu'elle s'éloigne des stéréotypes de magicienne/guérisseuse des RPGs de l'époque).
La question de la jalousie des partenaires de personne bisexuelle est explicitement utilisé ici par l'arc avec Kino, et même si Chrono est un homme, c'est aussi une façon de positionner Ayla comme hypersexuelle, et c'est un stéréotype qu'on associe aux personnes bies.
Enfin, le fait de retirer la ligne de dialogue en anglais est tout simplement une forme d'invisibilisation de la bisexualité, même si dans ce cas, il s'agit plus de puritanisme non lié aux termes LGBT mais simplement à l'idée de la sexualité.
Il faut noter que ce n'est pas la seule chose retirée de la traduction, et il était assez courant à l'époque d'adapter les traductions et les sprites pour le public américain. Mais quelque fois, c'est dans le sens contraire que ça arrive comme on peut l'illustrer avec l'exemple du combat contre Ultros dans Final Fantasy VI tel que décrit ici. La version japonaise ne fait pas de référence perverse à un manga hentai, au contraire de la version GBA pour l'Amérique du Nord.
Pour conclure, je note qu'on peut trouver des interprétations queers un peu partout, pour peu que le scénario soit suffisamment long.
Par exemple, si on prends Mystic Quest, je ne suis visiblement pas le seul à trouver l'amitié entre Phoebe et Kaeli louche, la seconde dormant dans la chambre de la première, vu que la personne qui a écrit ce lets play fait la même remarque même si dans ce cas précis, je pense qu'il y a juste potentiellement une sur-sexualisation de l'amitié féminine par moi et la personne qui a écrit le texte. Il y a plusieurs raisons pour ça, entre la simplicité du scénario et du monde, et le fait que la sexualité entre femmes au Japon n'était sans doute pas pensable, une forme d'invisibilisation que mes amies queers trouvent gênantes.
Le queer coding existe, et je suis sur qu'avec un peu de pratique, vous allez vous aussi commencer à en voir un peu partout.
Également appelé le concept de Polymorphous perversity. Ce n'est pas une blague.