Manic Pixie Dream Bi

De la solitude des héros

J'ai profité de mes vacances pour faire un petit peu de vélo. Le village relativement isolé où je suis n'ayant pas de supermarché, il faut aller à celui de la ville d'à coté, ce qui donne une occasion de plus à mon hôte d'avoir une séance de conseil sur sa vie amoureuse. Et la discussion et le fait qu'il a commencé à jouer à Zelda Breath of the Wild m'ont fait prendre conscience du point abordé dans le titre de l'article.

Donc avant tout, je doit préciser quelques détails. Mon hôte est gay, nouvellement en relation avec un autre mec qui n'est pas avec nous et nous sommes avec son frère chez ses parents. Son frère a du s'absenter pour des raisons professionnelles, ce qui nous laisse les 110 m² de la maison pour nous deux avec les animaux de compagnies. Et quand il a fallu s'occuper, le choix d'une activité qui commence dans un lit en slip s'est imposé. Pour les gens avec l'esprit mal placé, je précise que je parle de l'intro de Zelda Breath of the Wild, car contrairement à moi, il est monogame.

Par égard à mon audience, je précise que la suite de l'article va divulgâcher largement certains jeux de la série, donc j'invite à y jouer d'abord, puis à revenir lire l'article.

L'histoire de Breath of the Wild commence par le réveil de Link dans une cave mystérieuse. Il y récupère un smartphone, ses fringues et apprends les commandes avant de sortir pour le money shot inspiré de Der Wanderer über dem Nebelmeer. Au cours de l'histoire, on apprends que Link était le garde du corps de la princesse Zelda, qu'il a combattu durant la guerre contre Ganon 100 ans auparavant, et que les forces du bien ont perdu suite à une attaque soudaine où Ganon a pris le contrôle du dispositif policier high tech que la famille royale a mis en place, et que Link a perdu la vie ou presque sur le champ de bataille. Il se réveille amnésique, et sa quête consiste à retrouver ses souvenirs, libérer les âmes des membres de son équipe (et leur mécha respectif) et sauver le monde (avec un peu de retard).

Un point rarement abordé dans les analyses du jeu est la représentation des traumas de Link et de sa santé mentale. Du coté des symptômes, Link a des flashbacks assez réguliers, notamment les fameux souvenirs qu'il doit trouver, et il entends des voix (Zelda, son père, les 4 champions) que personne d'autre ne semble pouvoir entendre ou voir. Symboliquement, on peut aussi dire que Link est hanté par les morts (que ça soit les âmes de ses compagnons, les morts vivants qui l'attaquent de partout la nuit et le fait qu'il reçoit sa quête principal d'un fantôme1 ). Si on se pose la question de l'origine des symptômes, je pense que la scène où on voit l'attaque de Ganon qu'on suppose sanglante mais que Nintendo a choisi d'édulcorer est un bon début de réponse. La dernière mémoire obtenue est la fuite de Link et Zelda, suivie par ce qu'on suppose être la mort du héros, j'imagine que c'est aussi traumatisant.

Le fait d'avoir un protagoniste qui a subi divers traumatismes n'est pas une nouveauté pour les jeux de la série. Je n'ai pas encore joué à tout les jeux Zelda2, ni lu l'unique livre sur le sujet3, mais si on regarde les autres épisodes ayant un peu de scénario, ce n'est pas beaucoup mieux.

Majora's Mask commence par une scène où Link se fait attaquer par un bandit masqué alors qu'il quitte Hyrule après les évènements de Oracle of Time et le héros se retrouve condamné à revivre les 3 mêmes jours sans arrêt en vue de sauver le monde et retrouver son humanité perdue symboliquement au début du jeu. En 2014, une thèse sur les liens entre le jeu et le théâtre Nô a été soutenue, et quant à moi, l'usage des masques dans le jeu me rappelle un peu le concept de persona de Jung, et donc le fait que Link se retrouve obliger de devoir cacher sa vraie personnalité pour avancer (un point qui peut sans doute parler à des personnes neuroatypiques). Et dans le jeu d'avant, on apprends que l'incarnation de Link est un réfugié dont la mère est morte après avoir fui une guerre civile. Dans ce jeu, c'est un enfant soldat embarqué dans une guerre contre Ganon, le héros allant jusqu'à voyager dans le temps vers un monde ou Ganon a gagné. Et à la fin, il se retrouve renvoyé dans le passé avec ses souvenirs, afin d'avoir une enfance "normale". Mais comme il n'a rien oublié, il est possible qu'il garde divers traumas potentiels, comme la visite de l'Abou Ghraib d'Hyrule.

Dans mon jeu favori de la série pour le moment, le héros échoue sur une île paradisiaque et va littéralement combattre un cauchemar. Le jeu se déroule juste après Zelda III, où Link voit son oncle mourir au début du jeu avant d'être poursuivi comme fugitif par le gouvernement. On découvre au cours du jeu que tout l'île n'est qu'un fragment de son esprit (ou de celui du poisson rêve), et que pour revenir dans le monde réel, ce monde et ses habitants doivent disparaître. Il y a beaucoup à dire sur le symbolisme du jeu entre le commentaire textuelle sur la création de jeux vidéos et la question de la santé mentale de Link, mais c'est aussi des premiers où le scénario inclut une forme de romance pour le héros en la personne de Marin. Elle s'occupe de lui au début du jeu, et elle exprime clairement son affection dans l'histoire au contraire de Zelda qui n'est qu'une princesse à sauver dans les premiers jeux.

On retrouve aussi un personnage qui crush sur Link dans Breath of the Wild. Mipha offre une armure à Link qui est un symbole d'amour dans la société des Zoras, le souvenir Mipha's Touch est assez explicite sur le fait qu'elle veut passer plus de temps avec lui après la fin de la guerre, et les divers dialogues du jeu ne laissent pas vraiment le doute planer.

Pour résumer, Link est souvent en position d'avoir vécu divers traumatismes, et les histoires ne se terminent jamais par Link en position explicite d'avoir de l'affection4. Pire encore, les personnes qui lui donnent de l'affection (Mipha, Marin) disparaissent à la fin. Link est souvent un soldat (parfois assez jeune) dans une guerre qui le dépasse et qui doit suivre sa destinée. On ne parle jamais de sa famille, sauf pour dire qu'il est orphelin. Et par choix de Nintendo, il est muet. La raison évoquée est de permettre à tout le monde de se projeter dans le personnage, mais je pense qu'on peut symboliquement voir ça comme une forme de stoïcisme, ou comme un mutisme post traumatique.

Et donc, j'étais en train de rouler en vélo et de discuter des soucis de relation de mon hôte quand je me suis posé la question de notre propre relation. Clairement, mon hôte n'a pas de souci à demander de l'aide et je m'auto positionne comme un gardien ou un grand frère (j'ai apporté la Switch en me disant que ça peut le distraire, je lui sers d'accompagnateur à divers occasions, et je le sors d'emmerdes plus ou moins mineurs de temps en temps). Et c'est en me faisant la réflexion que j'ai pensé à l'histoire de BOTW, et comment Link est la pour sauver le monde, mais personne ne le sauve lui même de ses traumatismes. La solitude de Link dans les jeux Zelda est largement commenté, mais avant d'écrire cet article, je n'avais pas remarqué à quel point le destin des divers incarnations de Link résonnait avec moi à cause de ça.

Et c'est sans doute à cause de ça qu'il m'a été assez dur d'écrire l'article. J'ai plus d'une fois failli pleurer en pensant à ce qui arrive à Link, et j'aurais sans doute laisser court à mes émotions si j'avais été tout seul. Maintenant que j'ai pris conscience de ça, je ne sais pas exactement quoi en faire. Je ne sais pas si j'ai internalisé le fait d'être autonome à cause des jeux vidéos que j'aime bien, ou si j'aime bien certains jeux vidéos à cause de ce que j'ai internalisé. Et puis, peut être que je n'ai rien internalisé et que je suis juste comme ça. Mais je vois bien que ça a un impact sur moi et mes relations.

Le fait de ne pas parler textuellement des traumatismes de Link et le rendre muet se comprends vu le public visé et le médium. Mais c'est aussi une normalisation d'une forme de masculinité problématique, et c'est d'autant plus déprimant pour moi de voir que c'est dans une série que j'aime bien5. Et au rythme des sorties de jeux Zelda, il va se passer quelques années avant que ça change.

1

Comme Hamlet, pour ne citer que le plus connu de notre coté du monde.

2

Juste ceux disponibles sur la Switch (avec le NSO) et de la Game Boy Color pour le moment. Et je n'ai pas fini Skyward Sword ou les jeux N64.

4

À part la scène de fin de Zelda II. La princesse dort tout le long du jeu et depuis des années, donc on ne peux pas trop parler d'une relation.

5

Par exemple, à Super Smash Bros Ultimate, c'est Link que j'ai tenté comme personnage en premier et j'ai choisi Sheik au début du mode solo.