Un visionnement queer de Scarface (1983)
Pour des raisons liées à la guerre en Ukraine et trop longues à expliquer ici, j'ai décidé de regarder Scarface, disponible en France sur Netflix. Et bien que le film ne puisse pas être vu comme ayant le moindre thème LGBT au premier abord à part ses insultes, il est pourtant possible de le voir sous un angle totalement différent comme je vais le montrer dans cet article.
Quand on dit Scarface, on a tendance à penser à la version de 1983 avec Al Pacino, mais sa première version est sorti en 1932 et est inspirée par l'histoire d'Al Capone, un gangster célèbre à Chicago. Le remake de 1983 change le scénario et remplace l'immigré italien Tony Camonte par Antonio "Tony" Montana, un exilé cubain qui monte sa propre organisation criminelle après avoir rejoint la Floride lors de l'exode de Mariel en 1980.
Par acquis de conscience, je précise tout de suite que je vais largement spolier le scénario et la fin du film. Donc si vous avez passé les 40 dernières années sans le voir, je vous invite à le regarder et à revenir ensuite ici. Ou à ne pas le faire et ne plus avoir de surprise sur l'histoire, ça me va aussi.
Scarface commence par un rappel d'un évènement historique de 1980, l'expulsion par Fidel Castro de 125 000 cubains et l'offre d'asile politique par Jimmy Carter, le président des États Unis de l'époque. Parmi eux se trouve Tony Montana et son ami Manolo "Manny" Ribera, deux petits voyous qui veulent quitter l'île. Le film commence d'ailleurs par rappeler qu'on estime à 25 000 les exilés ayant un casier judiciaire, une information exacte mais sans vraiment dire ce qui était illégal dans une dictature communiste comme Cuba. Par exemple, l'homosexualité était illégal jusqu'en 1979 sur l'île, et la Floride a gardé une loi anti sodomie jusqu'en 2003. La coalition "Save our Children" a aussi démarré à Miami en 1977.
Comme on peut le voir, le scénario apporte sur un plateau de quoi nourrir des idées que l'extrême droite continue de pousser de nos jours, bien qu'Olivier Stone se défende d'être un conservateur.
La première scène qui m'a fait me poser la question d'une lecture queer est celle où Tony apparaît pour la première fois, à savoir le début du film. Tony est assis dans une pièce, en train d'être interrogé par des hommes debout dont on ne voit pas le visage. Le cadrage spécifique a pour effet de centrer l'action sur Tony, mais va également le mettre exactement au niveau de leur pénis (avec un pantalon), ce qui est quand même symboliquement intéressant.
Les douaniers interrogent Tony, lui demandant si il a fait de la prison, si il a été dans un hôpital psychiatrique, puis on lui demande "You like men ?", "You like to dress up like a woman ?". Tony ne réponds pas au début, pensant que la question n'est pas sérieuse, mais dit après "no" et "fuck no". C'est la seule question à laquelle Tony ne réponds pas du premier coup contrairement aux autres, et à laquelle il perds presque son sang froid. Puis les douaniers voient son tatouage sur la main, se disent qu'il ment sur son passage en prison et l'envoient dans un camp de réfugiés. Il retrouve Manny dans le bus et on découvre qu'ils se sont arrangés pour partir ensemble.
On peut donc voir que Tony a décidé de quitter l'île avec son "meilleur ami" en le conseillant sur ce qu'il faut dire, mais aussi que Tony a été surpris par la question de son homosexualité éventuelle.
Le film continue sans passage notablement queer (mais des scènes notablement violentes) pour arriver vers la 36ème minute à une scène dans le club "The Babylon" avec une esthétique néon fluo rose typique de l'époque. On voit Manny en train de danser et d'essayer d'embrasser une femme, mais une fois qu'elle veut lui rendre la pareil, il semble refuser et cherche à sortir de la piste de danse avec elle. Puis la caméra bouge vers Tony à une table avec son futur patron (Frank) à sa gauche et Omar, son homme de main, à sa droite.
En dehors de l'homosocialisation assez visible (la seule femme est au bord du cercle et ne participe pas vraiment à la discussion), on peut aussi noter la position des bras de Frank et d'Omar, de chaque coté sur l'épaule de Tony. On peut rajouter le fait que Frank veut rhabiller Tony pour qu'il soit classe, une action qui aurait une certaine connotation si il y avait un rapport de séduction entre Frank et Tony. Je passerait sur le symbole d'avoir Tony avec un gros cigare au bec entre les 2 patrons. Puis Elvira (la femme de Frank) propose de danser, mais Frank refuse, et Tony se retrouve à danser avec elle. Et Tony revient dans sa Cadillac avec ses sièges imitation peau de tigre, avec Manny en train de dormir. On note donc que Manny et Tony vivent ensemble, mais surtout, que Tony a un style un peu kitch, voir même camp.
Vers la 45ème minute, on retrouve ensuite Tony et Manny au bord d'une plage à parler de femmes. Manny est beaucoup plus prompt que Tony a regarder les postérieurs des femmes qui passent, ce qui me laisse penser à un certain manque d'intérêt du second. On voit aussi que ni Manny ni Tony savent comment séduire. Le premier propose de la glace à une passante, et l'autre tente une approche douteuse qui se termine par une baffe de la femme qu'il quitte en la traitant de "lesbian".
10 minutes plus tard, lors de la séquence où Tony va rendre visite à sa mère, elle le vire de sa maison de peur qu'il corrompe sa soeur Gina, et le critique lourdement en le répudiant. Bien que la dispute tourne autour de la profession de Tony, c'est un passage qui pourrait se retrouver sans trop de changement dans le cadre d'une dispute entre une famille traditionnelle et un fils queer. On noteras d'ailleurs l'imagerie religieuse dans le fond de la scène, ainsi que les termes employés comme "Bum". En anglais, ça veut dire clochard mais aussi fesse ou trou du cul, et ça se rapproche sémantiquement de bum robber, bum boy, bum chum, des termes d'argot britannique pour désigner les hommes homosexuels. La séquence se termine par une démonstration de solidarité entre le frère et la soeur vis à vis de la situation de Tony.
Une scène cruciale du film est celle où l'on voit Tony s'énerver à l'idée que Manny trouve Gina jolie. La réaction de Tony est en général comprise comme étant signe de la protection maladive de Tony vis à vis de sa soeur, mais on peut aussi voir ça comme l'envie de Tony de vouloir garder Manny pour lui uniquement.
Le film continue sur l'ascension de Tony, et j'ai uniquement noté 3 passages avant le final. Le premier est à 1h52. Tony est dans son bain en train de regarder la télé avec sa femme (Elvira, qui s'est mariée avec Tony après la mort de Frank) en arrière plan en train de se maquiller, et dont Tony se moque ouvertement. Et on retrouve Manny sur une chaise à coté de Tony. Ce n'est pas tant la présence de Manny qui importe plus que le fait qu'on ne voit jamais Tony dans l'intimité avec Elvira. D'ailleurs, on voit aussi que Elvira se drogue, boit et fume beaucoup. Et elle trouve que Tony n'est pas si bon que ça au lit, comme elle le dit en quittant la pièce après une dispute. Après le départ d'Elvira, Tony et Manny ont a leur tour un désaccord, et Manny quitte la pièce en donnant raison à Elvira, la mise en parallèle me laissant penser que la relation entre Manny et Tony est présenté comme comparable à celle d'Elvira et de Tony.
À 2h07, les 3 sont dans un restaurant chic pour un repas, ce qui est curieux car c'est ni un dîner d'affaire (sinon, Elvira serait absente), ni un dîner en amoureux (vu que Manny ne devrait pas être la, vu qu'il y a déjà 5 gardes du corps). La scène renforce l'idée d'un triangle amoureux esquissé plus tôt, et on y apprends que Tony n'arrive pas avoir d'enfant avec sa femme. Tony pense que c'est à cause de la drogue que prends sa femme, mais on peut aussi y voir une métaphore sur la non fertilité de 2 hommes homosexuels (cis, hors GPA). Elvira et Tony se disputent encore, et Elvira lâche "you don't even know how to be a husband", ce qui pointe à nouveau la déficience conjugale de Tony. Elvira part, et Tony se retrouve à faire un discours sous l'effet de l'alcool sur le fait que les autres (sous entendu la société) ne sont pas meilleurs que lui, mais juste meilleur à se cacher. Ce passage peut être vu comme posant de la morale bourgeoise et du fait que Tony se sente jugé, ce qui évoque fortement le sentiment de honte d'un homme dans le placard.
Enfin, la conclusion du film démarre avec le meurtre de Manny par Tony quand il comprends qu'il est en relation avec sa soeur. Bien que le scénario pousse à supposer que c'est parce que Tony est protecteur vis à vis de Gina, on peut aussi y voir la réalisation par Tony qu'il est seul et abandonné de tous, et que sa relation avec Manny est compromise. Elvira l'a quitté plus tôt dans le film, et Manny a visiblement fait de même. On notera que la rupture d'Elvira n'a pas l'air de faire grand chose à Tony, alors que la mort de Manny le mets dans un état de déprime profond qu'il comble aussitôt avec de la drogue.
Lors de la séquence finale (l'attaque de la maison par les hommes de Sosa), Tony et Gina meurt, les deux étant sous l'effet de drogues ou de médicaments. Le scène est assez perturbante, car Gina qui est censé dormir sous l'effet des somnifères, vient s'offrir à lui dans une séquence assez incestueuse qui se termine par Gina tirant sur Tony. Puis un tueur vide un chargeur sur Gina, Tony réplique et tue l'assassin. Dans le scène qui suit, Tony rappelle à Gina qu'il aime Manny ("-- I love Manny, you know. I love him" suivi par "I love you").
Et finalement, Tony meurt, abattu par un tueur au look digne de Terminator après une fusillade dans le hall de la maison.
Si on reprends toute l'analyse, on voit que les 2 personnages principaux ont une relation assez forte. Ils quittent le pays ensemble, montent leur affaire ensemble, et l'un est en charge de protéger l'autre. Les deux échouent à avoir une vie hétérosexuelle rangée et montre leur incapacité à séduire pendant plusieurs scènes. Manny est vu avec plusieurs femmes pendant le film, mais ne reste avec personne sauf avec Gina à la fin, et c'est une relation qu'il est obligé de cacher, un renversement surprenant de la question du coming out. Tony n'est jamais vu dans son intimité avec une femme, et on découvre qu'il n'arrive pas à avoir d'enfants. Les deux personnages sombrent peu à peu dans la drogue, ce qui est à mettre en parallèle avec les taux d'abus de substance dans les communautés LGBT. Et leur histoire se termine avec Tony qui tue Manny par jalousie quand il découvre qu'il est en relation avec une femme.
Il me semble évident que le film n'était pas prévu pour être compris comme ça surtout pendant le premier mandat de Ronald Reagan. Mais c'est la beauté de la chose, il n'y a pas besoin d'avoir l'accord du scénario pour en avoir une lecture différente. Et ça ne serait pas le premier film où Al Pacino joue le rôle d'un homosexuel, et l'histoire personnel de l'acteur qui s'est retrouvé pendant un temps à la rue et qui a perdu sa famille rappelle aussi l'adolescence de certains membres de la communauté LGBT. Et le réalisateur original du film était censé être Sidney Lumet, qui a justement travaillé avec Al Pacino sur le film Dog Day Afternoon.
Et en fouillant un peu, j'ai trouvé un fil de discussion sur un obscur forum sur le web parle d'une scène plus explicitement queer qui a été effacé au montage. Donc peut être que j'ai encore trouvé un autre exemple de queer coding à Hollywood ?