Manic Pixie Dream Bi

L'absence bi dans les Engagés

Les Engagés est une web-série de 2017 sur un sujet assez original, les activistes d'un centre LGBT à Lyon. J'ai bien aimé la série et j'ai regardé en 3 jours les 3 saisons, mais je ne peux m'empêcher de noter un manque assez flagrant, la bisexualité n'est quasiment pas mentionné.

Avant de rentrer dans le sujet, je vais vite parler de l'histoire. Tout tourne autour de 2 personnages: Hicham, un jeune gay d'une banlieue de Saint Étienne, et Thibaut, un libraire et activiste gay. Le premier décide de quitter sa famille et d'aller au Point G, centre LGBT fictif de Lyon1, où il rencontre le second. Et à partir de là, on va suivre leur histoire avec la lutte contre un politicien homophobe dans la première saison, puis la question de la transphobie dans la seconde saison, et la désinformation de l'état russe dans l'ultime saison.

La série est écrite par un scénariste gay qui a lui même milité à Lyon, donc comme souvent, on retrouve un petit coté autobiographique2. C'est sans doute pour ça que la série semble pour moi réussir à aborder tout un tas de sujet traditionnellement ignoré. Par exemple, Bastien, futur amant de Hicham, est un travailleur du sexe et il participe à une étude sur l'utilisation de la PrEP3. Un autre personnage, Claude, est séropositif et travesti (ou plutôt, il "travelotte", ses mots, pas les miens). D'ailleurs, c'est intéressant car à la fin de la saison 3, il fait don de son sperme pour un parcours de PMA artisanale avec 2 lesbiennes. Je n'ai rien trouvé dans la littérature au sujet de la transmission du VIH dans ces conditions, donc je suppose qu'après 3 saisons, il n'y a que moi qui m'en préoccupe.

La série aborde pas mal de sujets avec des personnages qu'on voit rarement comme un gay de droite via Amaury, une femme voilée via Nadjet, ou un mec trans via Elijah. La série déborde de références historiques et ça parle du Gai Pied, des émeutes de Stonewall, etc. L'arc de Claude évoque de la solitude des personnes âgées LGBT et l'époque du SIDA. Des personnages mineurs comme Badrou évoluent entre les saisons, et le scénario montre l'importance de la solidarité entre luttes sans que ça ne soit totalement bisounours. Les questions épineuses du financement des marches des fiertés sont abordées et au coeur de la saison 2. La saison 3 colle à l'actualité vu qu'elle aborde la question des violences policières, la série étant sorti en 2021 soit 1 an après les manifestations aux USA suite à la mort de Georges Floyd. Il est d'ailleurs intéressant de voir que la saison 1 a été critiqué comme n'étant pas assez politique, un point à mon sens corrigé dans les saisons 2 et 3.

Le fait de faire une saison complète sur la question de la transphobie et en plus de parler d'un mec trans tout en mettant un épisode sur la question des lesbiennes et du sujet de l'acceptation des femmes trans (épisode 4 de la saison 2, sauf erreur de ma part) est chouette. Le véritable plot twist de la saison 3 est que la personne attaquée (et défendue) est une femme trans, ce qui remets une pièce dans le juke-box et permet de caser le mot "mégenrer" en primetime. Parler de la question des banlieues sans stigmatiser tout le monde est aussi un point positif.

Même des sujets plus controversés comme le polyamour et la violence domestique sont abordés, même si assez légèrement pour cette dernière. Thibaut se fait frapper par son copain en fin de saison 2, mais il n'y a qu'une vague résolution en saison 3, de façon un peu molle à mon goût.

Et en parlant de la saison 3, j'aurais quelques points à critiquer parce que je suis incapable d'éteindre mon cerveau en regardant la saison 3. Le centre est surveillé par 2 mercenaires russes avec du matos sophistiqué pour intercepter les communications des portables, un point qui n'aurait pas du être trivialement possible en 2021, ne serais que parce que tout le monde utilise une messagerie chiffrée (et personne n'aurais utilisé un logiciel à 1 million d'euro pour aller sur le portable de Thibaut). De même, Virginie Tellier4 aide à infecter le portable d'un oligarque russe en dehors de tout cadre légal via l'appui des institutions européennes, et en 30 secondes, ce qui est aussi réaliste que Mission Impossible. J'ai aussi été déçu par le manque complet de renversement de situation vu que Frédéric Demy trahit tout de suite les russes et que Sveta invite tout de suite Virginie à une soirée. Je comprends bien qu'on est pas dans Ocean 11, mais c'était un peu faible.

Et en dehors de ces détails que je note car je suis incapable de suspendre mon incrédulité, il y a d'autres points un peu plus spécifiquement gênant. Par exemple, l'arc sur Kenza qui demande l'asile en France en venant de Tunisie ne me semble pas correspondre à ce que j'entends du pays. Bien sûr, l'homosexualité y est interdite et se vit dans le placard, mais je sais qu'il y a des bars gays, qu'il y a un festival de courts métrages LGBT, et quand j'en parle avec des ami(e)s concerné(e)s de Tunisie, la situation m'a l'air plus proche de la France des années 50 à 70 que de la Russie de 2020. Et je ne veux pas dire que la situation est super, loin de là comme le rappelle Charlotte Bienaimé sur Arte. Mais j'aurais sans doute trouvé le scénario un peu plus juste si Kenza avait quitté l'Égypte (vu la mort de Sarah Hegazi et le harcèlement policier), ou le Maroc (vu les discussions autour de la sortie du film Le bleu du caftan et l'ONG Kifkif qui est basé en Espagne). Comme l'explique le podcast que je viens de citer, le lesbianisme n'est pas puni par l'état tunisien de la même façon que la féminité chez quelqu'un vu comme un homme. De même et que je sache, la Tunisie a produit plus de films réalistes sur l'intersexuation (2 films en 2023) que la France (vu que je compte Les Garçons sauvages comme un film fantastique). Je me suis dit que c'était une question de casting si le but était d'avoir une actrice francophone et d'origine étrangère, mais Malika Azgag est née en France, et contrairement à Hicham, elle ne dit pas un mot d'arabe dans la série, donc je ne pense pas que c'était ça.

Autre exemple, la série n'aborde que superficiellement les questions lesbiennes, il n'y a qu'un épisode dessus. C'est assez dommageable, mais je comprends qu'on peut pas tout faire et que la série est déjà assez dense niveau sujet LGBT. Je note qu'il y a quand même quelque passages, via les réunions non mixtes le mercredi (que Thibaut et Hicham interrompent dans le premier épisode), via les questions de PMA, le fanzine de Murielle, etc. La série montre une certaine sororité entre Nadjet et Murielle, mais aussi entre Ilhem Benkhadra et la lieutenant Amerell dans la saison 3, et je trouve ça plutôt bien.

Mais surtout, ce qui me semble le plus gênant, c'est l'absence quasi totale de la bisexualité aussi bien féminine que masculine. Le mot n'est pas dit une seule fois (alors que Elijah dit le mot "intersexe" à la fin de la saison 2). Je précise "quasi totale" car j'ai compté exactement 2 passages dans l'épisode 10 de la saison 2. Le premier, c'est un drapeau qui est porté sur les épaules par une jeune femme qui passe à la télé pendant la marche des fiertés (5:27). On ne le voit pas vraiment, vu qu'il est sur le dos de quelqu'un. Le second passage est quelques minutes après, quand Liao embrasse une femme dans le cortège (7:04) et qu'on voit Mickaël, son ex, qui regarde et qui est triste. Le seul point qui sauve la mise, c'est qu'on ne tombe pas dans le cliché du bisexuel qui trompe, car justement, Mickaël est celui qui a trahit le groupe avec une histoire de virement d'argent, et il se fait larguer suite à ça. Mais il faut bien voir qu'on est au niveau des représentations Marvel, avec une scène qu'on peut manquer si on cligne des yeux au mauvais moment.

Si j'étais taquin, je pointerais que le seul personnage bisexuel à l'écran est aussi vu comme non français vu que Liao explique dans l'épisode 3 de la saison 1 (2:20) qu'il est venu en France pour les études, puis qu'il a obtenu des papiers grâce au point G. Le comédien qui joue le personnage semble avoir des origines vietnamiennes si j'en crois son compte Instagram5, ce qui rajoute une couche à l'altérité (surtout dans le cadre de l'histoire où on a une réfugiée tunisienne, une femme voilée et un jeune arabe gay).

La non-mention de la bisexualité est le point qui m'a le plus déçu, car même si c'est difficile en théorie à montrer ça à l'écran sans tomber dans les clichés, je pense que ça n'aurais pas pris trop de temps de rajouter 2/3 scènes sur le sujet avec un dialogue qui pourrait ressembler à un personnage qui dit "tu sors avec une femme maintenant ?", suivi de "oui, tu pensais que c'était quoi la bisexualité ?". 30 secondes et c'est plié, ça rentre dans les contraintes. Même si je pense qu'avoir un épisode complet aurait pu être mieux, ça aurait été mieux que rien.

Mais peut être que finalement, l'absence d'un personnage bisexuel et reconnaissable comme tel n'est qu'une fois de plus le reflet du constat que j'ai fait il y a 2 ans, il n'y a pas vraiment de militantisme bi en France. Il me semble donc normal que l'auteur n'ai rien ajouté si il n'a jamais croisé de militant sur le sujet. Après tout, quand on regarde la liste des associations de Lyon, il y a bien une lettre qui manque, le B. Heureusement, il reste nos voisins belges pour couvrir ça, et j'écrirais sans doute dessus un jour.

1

Le vrai centre ne porte pas ce nom là, mais j'ai mis 2 saisons à comprendre le jeu de mot.

2

Un point que j'ai l'impression de retrouver partout dans les productions LGBT.

3

Un traitement pour éviter une séroconversion positive du VIH (ou en terme plus clair, de choper le virus en question).

4

Évidement pas du tout inspiré du nom civil de Frigide Barjot, une autre blonde qui fait de la politique, mais un peu moins à gauche.

5

Compte non alimenté depuis la mort de l'acteur en 2022 à l'âge de 38 ans.